Le jeu de la pensée pure reste
cependant puéril s’il n’aboutit pas à la confrontation au monde dans l’action.
L’esprit formé au jeu avec des hypothèses trouve ici du nouveau à apprendre :
face à la situation concrète à laquelle le sujet est confronté hic et nunc,
et compte tenu de sa volonté (vivre et cultiver ses valeurs), que doit-il
faire ? Ne pas agir serait encore une action, fût-ce par abstention.
Pour choisir l’action à engager, il faut que le sujet puisse anticiper ses
conséquences, donc dispose d’un modèle du monde dans lequel il fera par la
pensée intervenir les diverses actions possibles pour simuler leurs
conséquences.
Il doit donc, dans la batterie
des hypothèses avec lesquelles il jouait jusqu’alors librement, choisir celles
qui représenteront le monde avec exactitude en regard des impératifs de son
action. L’expérience l’oblige à renoncer à certaines hypothèses pour en
retenir d’autres ; elle tourne ainsi le dos à la liberté totale qui
caractérisait la pensée pure.
C’est un moment émouvant que
celui où l’esprit se courbe sous le joug de l’expérience. Les êtres humains ont
longtemps pu se représenter la surface de la terre comme un plan infini, un
disque ou une sphère, hypothèses alors toutes également plausibles ; mais la
pratique de la navigation, d’abord maritime puis spatiale, a imposé la troisième
hypothèse.
L’expérience prouve-t-elle la
vérité des hypothèses ? oui, s’il s’agit de faits que tranche
l’observation, comme la sphéricité approximative de la terre, la mesure de la
distance moyenne entre la terre et le soleil, la date d’un événement etc.
Non, s’il s’agit de relations causales entre concepts : lorsque nous
postulons la vérité d’une hypothèse causale que l’expérience a validée, nous
inférons une proposition générale à partir d’une expérience limitée. Cette
induction n’est pas une preuve.
Il en résulte, dit Popper,
que toute théorie scientifique doit être présentée de telle sorte qu’elle se
prête à la réfutation
par l’expérience. Toute théorie construite de façon qu’on ne puisse pas la
réfuter est nulle en raison même de sa solidité apparente (les faits
d’observation sont, eux, irréfutables mais ils ne constituent pas des théories).
Lorsque l'expérience réfute la théorie, elle le fait d’une façon toujours
logique mais surprenante. Ces « surprises » sont son apport le plus précieux.
* *
Le mot « expérience » ne doit
pas être réservé à l’expérience contrôlée qui se fait en laboratoire : la
démarche expérimentale peut et doit s’étendre à la vie entière. Dès que nous
percevons, nous appliquons à la sensation une grille qui permet d’identifier les
êtres perçus (celui qui ne voit que « des fleurs » ne voit pas la même chose que
celui qui voit « des épilobes, des ombellifères, des géraniums » etc.). Nous
prolongeons l’observation par des raisonnements sélectionnés parmi les modèles
dont nous disposons : c’est ainsi que nous conduisons une automobile, organisons
notre travail, faisons la cuisine etc.
Si la gymnastique de la pensée
est analogue aux jeux des jeunes animaux, la pratique de l’action est analogue à
la recherche des ressources (chasse, pâturage) et des partenaires sexuels par
les animaux adultes, recherche à laquelle l’être humain ajoute le besoin
d’exprimer ses valeurs par des symboles.
La démarche expérimentale
caractérise l’âge adulte de la pensée. L’idéal de l’adulte n’est pas
l’intelligence, même si elle lui est nécessaire, mais l’efficacité dans
l’action. Il y applique son discernement (découpage des concepts pour
distinguer les êtres observés) et son jugement (sélection d’un raisonnement
pertinent). Il y engage spontanément la capacité intellectuelle acquise lors des
jeux de l’enfance.
L’expérience de l’expérience,
la confrontation répétée à des situations nécessitant des modèles divers,
assouplit et accélère la construction théorique. Au sommet de l’art, l’adulte
acquiert le « coup d’œil » : face à la complexité et l’urgence d’une situation
concrète il va droit à l’action nécessaire. L’esprit enjambe alors les étapes
d’un raisonnement qu’il ne se soucie pas d’expliciter.
On évoque souvent le « coup
d’œil » du stratège militaire.
On le rencontre aussi chez les entrepreneurs, artisans, contrôleurs aériens,
professeurs, pilotes d’avion, conducteurs automobiles, sportifs, chirurgiens,
bref chez tous ceux qui doivent agir. Le coup d’œil est une qualité rare.
Quelqu’un peut le posséder dans certains domaines et non dans d’autres : le bon
conducteur automobile n’est pas nécessairement un bon entrepreneur et
réciproquement.
Si le sage chinois est « sans
idée »,
ce n’est pas parce qu’il a l’esprit vide ou ne s’intéresse pas à l’action :
disposant de divers modèles, il passe de l’un à l’autre pour s’adapter à la
situation, obéir à la « propension des choses » et atteindre un sommet
d’efficacité.
S’il ne s’attache à aucun modèle, c’est qu’il sait à chaque moment mobiliser
celui qui convient, voire en conjuguer plusieurs. Cet idéal de sagesse,
impossible à réaliser complètement, brille à l’horizon comme un point lumineux
qui indique le chemin de l’ambition pratique la plus haute, le Tao (道) :
être disponible devant le monde afin d’y être efficace par l’action.
La science économique a créé
pour traiter l'incertitude la théorie des anticipations et du risque. Certaines
personnes ont le talent de raisonner juste dans un contexte incertain. Chez
d'autres, au contraire, la faculté de raisonner est paralysée dès que se
présente une incertitude. Un bon entrepreneur sait raisonner en avenir
incertain. Il en est de même du stratège qui doit prendre des décisions justes
alors qu'il reçoit des rapports partiels, erronés ou fallacieux et qu’il se
trouve dans une situation de danger extrême. Il existe des généraux qui gagnent
les batailles et des dirigeants efficaces : ce sont ceux qui savent agir au
mieux dans des situations incertaines.
Cette faculté s'acquiert par l'exercice. Ceux qui la possèdent n'ont
généralement ni le goût, ni même la capacité d'expliciter leurs raisonnements.
* *
Certains des obstacles qui
s’opposent à la pensée adulte, à la pensée appliquée à l’action, sont naturels :
il est naturel qu’un débutant soit maladroit. D’autres obstacles, par contre,
constituent un handicap qui empêche l’être humain de se former par l’exercice et
qui finalement lui interdit l’action. Mais alors que le prédateur qui ne sait
pas chasser meurt bientôt, nos sociétés élaborées produisent des personnes qui
ne savent pas agir ou seulement dans des domaines très limités. Certaines
personnes intelligentes sont incapables d’agir ; d’autres, comme dotées d’une
sagesse à éclipses, sont aptes à l’action dans leur vie personnelle mais non
dans leur vie professionnelle ou inversement ; d’autres enfin, meurtries par une
activité professionnelle trop spécialisé, semblent avoir éteint toutes leurs
autres facultés.
Il se peut que cela contribue à
la reproduction de la société comme la stérilité des ouvrières contribue à la
reproduction de la ruche. Le constat d'une mutilation si fréquente étant
douloureux, celui qui énonce ce grand secret est mal reçu. Tâchons d’en élucider
le mécanisme.
* *
L’écart entre la pensée et le
monde n’a rien de scandaleux ni de bouleversant. Nous sommes incapables de
décrire le mécanisme neurophysiologique qui nous permet de prononcer la lettre
« A »,
ou de décrire un visage par des paroles ; le fonctionnement quotidien de notre
corps nous reste énigmatique ; si nous nous intéressons passionnément à la
personne aimée, sa connaissance n’est jamais achevée : étant concrète, elle est
aussi complexe que le monde lui-même.
L’écart entre la pensée et le
monde fait cependant souffrir certaines personnes. Cela vient d’une formation
intellectuelle mal conçue : si les adultes ont fait croire à l’adolescent que le
monde de la pensée était aussi éloigné de la vie courante que peut l’être le
paradis, devenu adulte celui-ci ne concevra pas comment elle peut être un outil
simple qui sert de levier à l’action dans un monde complexe.
On peut se demander si
certaines pédagogies n’ont pas pour effet (et, de façon perverse, pour but) de
stériliser les esprits en leur inculquant de l’humilité devant les choses de
l’intellect. Or cette humilité est déplacée : s’il faut être modeste devant le
monde que l’on découvre par l’expérience, chacun a le devoir d’être intrépide
dans la pensée.
Les personnes mal formées
s’imaginent que la tâche de la pensée est de représenter le monde tel qu'il est.
Toute pensée explicite leur semble alors une usurpation : la simplicité de cette
pensée montrant qu’elle est incapable de représenter le monde (ce qu’aucune
pensée ne pourrait d’ailleurs faire) elles estiment qu’elle ne vaut rien et n’a
donc pas même le droit d’être exprimée. A la pensée qui laisse apparaître sa
simplicité elles préféreront la pensée compliquée.
« Mir hilft der Geist ! auf einmal seh’
ich Rat / Und schreibe getrost : Im Anfang war die
Tat ! » (Goethe (1749-1832), Faust, 1808,
vers 1236-1237)
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