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Monde de l'action

15 septembre 2003


Liens utiles

- Reconstruire les valeurs
- Penser le monde

Le jeu de la pensée pure reste cependant puéril s’il n’aboutit pas à la confrontation au monde dans l’action[1]. L’esprit formé au jeu avec des hypothèses trouve ici du nouveau à apprendre : face à la situation concrète à laquelle le sujet est confronté hic et nunc, et compte tenu de sa volonté (vivre et cultiver ses valeurs), que doit-il faire ? Ne pas agir serait encore une action, fût-ce par abstention[2]. Pour choisir l’action à engager, il faut que le sujet puisse anticiper ses conséquences, donc dispose d’un modèle du monde dans lequel il fera par la pensée intervenir les diverses actions possibles pour simuler leurs conséquences.

Il doit donc, dans la batterie des hypothèses avec lesquelles il jouait jusqu’alors librement, choisir celles qui représenteront le monde avec exactitude en regard des impératifs de son action. L’expérience l’oblige à renoncer à certaines hypothèses pour en retenir d’autres ; elle tourne ainsi le dos à la liberté totale qui caractérisait la pensée pure.

C’est un moment émouvant que celui où l’esprit se courbe sous le joug de l’expérience. Les êtres humains ont longtemps pu se représenter la surface de la terre comme un plan infini, un disque ou une sphère, hypothèses alors toutes également plausibles ; mais la pratique de la navigation, d’abord maritime puis spatiale, a imposé la troisième hypothèse.

L’expérience prouve-t-elle la vérité des hypothèses ? oui, s’il s’agit de faits que tranche l’observation, comme la sphéricité approximative de la terre, la mesure de la distance moyenne entre la terre et le soleil, la date d’un événement etc[3]. Non, s’il s’agit de relations causales entre concepts : lorsque nous postulons la vérité d’une hypothèse causale que l’expérience a validée, nous inférons une proposition générale à partir d’une expérience limitée. Cette induction n’est pas une preuve. 

Il en résulte, dit Popper[4], que toute théorie scientifique doit être présentée de telle sorte qu’elle se prête à la réfutation[5] par l’expérience. Toute théorie construite de façon qu’on ne puisse pas la réfuter est nulle en raison même de sa solidité apparente (les faits d’observation sont, eux, irréfutables mais ils ne constituent pas des théories). Lorsque l'expérience réfute la théorie, elle le fait d’une façon toujours logique mais surprenante. Ces « surprises » sont son apport le plus précieux[6].

*  *

Le mot « expérience » ne doit pas être réservé à l’expérience contrôlée qui se fait en laboratoire : la démarche expérimentale peut et doit s’étendre à la vie entière. Dès que nous percevons, nous appliquons à la sensation une grille qui permet d’identifier les êtres perçus (celui qui ne voit que « des fleurs » ne voit pas la même chose que celui qui voit « des épilobes, des ombellifères, des géraniums » etc.). Nous prolongeons l’observation par des raisonnements sélectionnés parmi les modèles dont nous disposons : c’est ainsi que nous conduisons une automobile, organisons notre travail, faisons la cuisine etc.

Si la gymnastique de la pensée est analogue aux jeux des jeunes animaux, la pratique de l’action est analogue à la recherche des ressources (chasse, pâturage) et des partenaires sexuels par les animaux adultes, recherche à laquelle l’être humain ajoute le besoin d’exprimer ses valeurs par des symboles.

La démarche expérimentale caractérise l’âge adulte de la pensée. L’idéal de l’adulte n’est pas l’intelligence, même si elle lui est nécessaire, mais l’efficacité dans l’action. Il y applique son discernement (découpage des concepts pour distinguer les êtres observés) et son jugement (sélection d’un raisonnement pertinent). Il y engage spontanément la capacité intellectuelle acquise lors des jeux de l’enfance.

L’expérience de l’expérience, la confrontation répétée à des situations nécessitant des modèles divers, assouplit et accélère la construction théorique. Au sommet de l’art, l’adulte acquiert le « coup d’œil » : face à la complexité et l’urgence d’une situation concrète il va droit à l’action nécessaire. L’esprit enjambe alors les étapes d’un raisonnement qu’il ne se soucie pas d’expliciter.

On évoque souvent le « coup d’œil » du stratège militaire[7]. On le rencontre aussi chez les entrepreneurs, artisans, contrôleurs aériens, professeurs, pilotes d’avion, conducteurs automobiles, sportifs, chirurgiens, bref chez tous ceux qui doivent agir. Le coup d’œil est une qualité rare. Quelqu’un peut le posséder dans certains domaines et non dans d’autres : le bon conducteur automobile n’est pas nécessairement un bon entrepreneur et réciproquement.

Si le sage chinois est « sans idée[8] », ce n’est pas parce qu’il a l’esprit vide ou ne s’intéresse pas à l’action : disposant de divers modèles, il passe de l’un à l’autre pour s’adapter à la situation, obéir à la « propension des choses » et atteindre un sommet d’efficacité[9]. S’il ne s’attache à aucun modèle, c’est qu’il sait à chaque moment mobiliser celui qui convient, voire en conjuguer plusieurs. Cet idéal de sagesse, impossible à réaliser complètement, brille à l’horizon comme un point lumineux qui indique le chemin de l’ambition pratique la plus haute, le Tao () : être disponible devant le monde afin d’y être efficace par l’action.

La science économique a créé pour traiter l'incertitude la théorie des anticipations et du risque. Certaines personnes ont le talent de raisonner juste dans un contexte incertain. Chez d'autres, au contraire, la faculté de raisonner est paralysée dès que se présente une incertitude. Un bon entrepreneur sait raisonner en avenir incertain. Il en est de même du stratège qui doit prendre des décisions justes alors qu'il reçoit des rapports partiels, erronés ou fallacieux et qu’il se trouve dans une situation de danger extrême. Il existe des généraux qui gagnent les batailles et des dirigeants efficaces : ce sont ceux qui savent agir au mieux dans des situations incertaines[10]. Cette faculté s'acquiert par l'exercice. Ceux qui la possèdent n'ont généralement ni le goût, ni même la capacité d'expliciter leurs raisonnements[11].

*  *

Certains des obstacles qui s’opposent à la pensée adulte, à la pensée appliquée à l’action, sont naturels : il est naturel qu’un débutant soit maladroit. D’autres obstacles, par contre, constituent un handicap qui empêche l’être humain de se former par l’exercice et qui finalement lui interdit l’action. Mais alors que le prédateur qui ne sait pas chasser meurt bientôt, nos sociétés élaborées produisent des personnes qui ne savent pas agir ou seulement dans des domaines très limités. Certaines personnes intelligentes sont incapables d’agir ; d’autres, comme dotées d’une sagesse à éclipses, sont aptes à l’action dans leur vie personnelle mais non dans leur vie professionnelle ou inversement ; d’autres enfin, meurtries par une activité professionnelle trop spécialisé, semblent avoir éteint toutes leurs autres facultés.

Il se peut que cela contribue à la reproduction de la société comme la stérilité des ouvrières contribue à la reproduction de la ruche. Le constat d'une mutilation si fréquente étant douloureux, celui qui énonce ce grand secret est mal reçu. Tâchons d’en élucider le mécanisme.  

*  *

L’écart entre la pensée et le monde n’a rien de scandaleux ni de bouleversant. Nous sommes incapables de décrire le mécanisme neurophysiologique qui nous permet de prononcer la lettre « A »[12], ou de décrire un visage par des paroles ; le fonctionnement quotidien de notre corps nous reste énigmatique ; si nous nous intéressons passionnément à la personne aimée, sa connaissance n’est jamais achevée : étant concrète, elle est aussi complexe que le monde lui-même.

L’écart entre la pensée et le monde fait cependant souffrir certaines personnes. Cela vient d’une formation intellectuelle mal conçue : si les adultes ont fait croire à l’adolescent que le monde de la pensée était aussi éloigné de la vie courante que peut l’être le paradis, devenu adulte celui-ci ne concevra pas comment elle peut être un outil simple qui sert de levier à l’action dans un monde complexe.

On peut se demander si certaines pédagogies n’ont pas pour effet (et, de façon perverse, pour but) de stériliser les esprits en leur inculquant de l’humilité devant les choses de l’intellect. Or cette humilité est déplacée : s’il faut être modeste devant le monde que l’on découvre par l’expérience, chacun a le devoir d’être intrépide dans la pensée[13].

Les personnes mal formées s’imaginent que la tâche de la pensée est de représenter le monde tel qu'il est. Toute pensée explicite leur semble alors une usurpation : la simplicité de cette pensée montrant qu’elle est incapable de représenter le monde (ce qu’aucune pensée ne pourrait d’ailleurs faire) elles estiment qu’elle ne vaut rien et n’a donc pas même le droit d’être exprimée. A la pensée qui laisse apparaître sa simplicité elles préféreront la pensée compliquée.


[1] « Mir hilft der Geist ! auf einmal seh’ ich Rat / Und schreibe getrost : Im Anfang war die Tat ! » (Goethe (1749-1832), Faust, 1808, vers 1236-1237)

[2] Maurice Blondel (1861-1949), L’Action, 1893

[3] Le négationnisme consiste à nier l’existence des faits qui contredisent une hypothèse à laquelle on est attaché.

[4] Karl Popper (1902-1994), Logik der Forschung, Wien 1935

[5] Popper écrit falsification.

[6] Richard Feynman (1918-1988) a illustré les surprises que l’on rencontre en physique des particules : sur un échiquier, les blancs ont deux fous dont l’un joue sur les cases noires, l’autre sur les cases blanches. Il est raisonnable d’anticiper que durant la partie ces fous joueront sur des couleurs différentes. Supposons cependant que le fou qui joue sur les cases blanches se fasse prendre, puis qu’un pion blanc aille à dame sur une case noire et que le joueur lui substitue ce fou : alors les blancs auront deux fous sur les cases noires. Cette situation résulte d’un concours de circonstances rare mais non impossible, et qu’il serait difficile d’imaginer a priori.

[7] Carl von Clausewitz (1780-1831), Vom Kriege, 1832

[8] François Jullien (1951-), Un sage est sans idée, Seuil 1998

[9] François Jullien (1951-), La propension des choses, Seuil 1992

[10] Napoléon disait : « J’aime les généraux qui ont de la chance ».

[11] Carl von Clausewitz (1780-1831), Vom Kriege, 1832

[12] Yeshayahou Leibowitz (1903-1994), Israël et le judaïsme, Desclée de Brouwer 1996, pp. 205-507

[13] « L'une des raisons principales qui éloignent autant ceux qui entrent dans ces connaissances du véritable chemin qu'ils doivent suivre, est l’imagination qu’on prend d’abord que les bonnes choses sont inaccessibles, en leur donnant le nom de grandes, hautes, élevées, sublimes. Cela perd tout. Je voudrais les nommer basses, communes, familières : ces noms-là leur conviennent mieux ; je hais ces mots d’enflure... » (Blaise Pascal (1623-1662), De l'esprit géométrique et de l'art de persuader, 1655