Je participais à un colloque avec des DSI
importants. Entre deux exposés, le verre à la main, me voici en train de parler
avec l’un des plus importants d’entre eux, des plus imposants même : c’est un
Monsieur de grande taille.
Nous devisons sur l’apport des systèmes
d’information à la « création de valeur ». Elle se condense, lui dis-je (car
c’est ma conviction), dans l’utilité des produits et dans l’efficacité de la
production.
Il me toise alors de toute sa hauteur puis
laisse tomber cette phrase : « Mais non, voyons ! Le but de l’entreprise, c’est
de créer de la valeur pour l’actionnaire ». Et il pivote sur ses talons
pour se tourner vers quelqu’un d’autre, me plantant là comme si j’étais un de
ces garçons mal élevés qu’il convient de « remettre à leur place ».
* *
J'avais contredit l'évidence. Je sais bien
d’où vient celle à laquelle ce Monsieur adhère : j’ai, comme lui, lu des livres
et des articles, subi les exposés des consultants.
Mais ils ne m’ont pas convaincu. Un être
réel et complexe comme l’entreprise ne se résume ni en une phrase, ni en
quelques phrases car il est impossible de le décrire entièrement. Toute
définition de cet être, de son but, résulte d’une sélection : il s’agit d’une
représentation, et une représentation est toujours partielle.
Les représentations sont utiles et quoique
toujours partielles, elles peuvent être fidèles : la photographie d’un monument,
d’une statue, n’est que la projection plane d’un objet à trois dimensions, mais
elle peut pourtant en donner une idée juste.
À quoi servent les représentations ? À
comprendre le fonctionnement de la chose représentée ; à orienter
l’action sur ou envers cette chose.
Sachant à quoi servent les représentations,
nous pouvons les évaluer. « Créer de la valeur pour l’actionnaire »,
est-ce que cette représentation du but de l’entreprise permet de comprendre son
fonctionnement ? Est-ce qu’elle oriente de façon judicieuse l’action sur ou
envers l’entreprise ?
* *
L’actionnaire est certes pour l’entreprise
un interlocuteur important. Mais elle a d’autres interlocuteurs : ses clients,
ses fournisseurs, ses partenaires, ses salariés, ses dirigeants, ses créanciers,
les administrations fiscale et sociale etc.
Le singulier du mot « actionnaire » recouvre
et masque d’ailleurs une diversité : il n’y a rien de commun entre l’actionnaire
nomade, qui a acheté une pincée d’actions pour diversifier ses placements et se
tient prêt à les revendre dès que se présente une occasion de plus-value, les
fonds de placement qui font pression sur l’entreprise pour qu’elle leur procure
le rendement maximum qui seul les intéresse, et l’actionnaire de longue durée,
détenteur d’une part significative du capital, qui se considère comme
propriétaire d’une partie de l’entreprise et se sent solidaire de son sort
auquel il s’intéresse activement.
Or ce dernier, qui seul mérite pleinement le
nom d’actionnaire, ne cherche pas à prélever le maximum de richesse sur
l’entreprise. Il l'encourage au contraire à investir pour se développer : il ne
lui donnerait donc pas pour priorité immédiate de « créer de la valeur pour
l’actionnaire », même s’il s’intéresse à l’évolution de son patrimoine.
Ceux qui parlent de la « création de valeur
pour l’actionnaire » me semblent penser surtout aux fonds de placement. Mais
c’est peut-être leur faire un procès d’intention : je laisse donc ce point-là de
côté.
* *
Peut-on comprendre l’entreprise en
privilégiant l’acteur « actionnaire » ? Assurément non, car ce point de vue ne
permet pas de percevoir ses rouages internes, son fonctionnement intime, sa
dynamique.
Considérez une cellule vivante : son
fonctionnement met en œuvre l’ADN, les mitochondries, la membrane qui l’entoure,
les échanges à travers cette membrane etc. Pour pouvoir comprendre ce
fonctionnement il faut d’abord voir comment interagissent ces
composantes. Seules des représentations dialectiques, qui considèrent ces
interactions, peuvent permettre de représenter la dynamique d’un être organique.
Entre l’utilité du produit et l’efficacité
de la production se noue une dialectique, celle de l’externe (le client auquel
le produit est destiné) et de l’interne (le processus de production). Par contre
lorsqu’on dit « création de valeur pour l’actionnaire », on sélectionne un seul
des interlocuteurs de l’entreprise, un seul pôle auquel on soumet tout : il n’y
a plus interaction, il n’y a plus dialectique, il n’y a plus ni conflit ni
dynamique.
Une représentation doit être aussi simple
que possible, mais ici la simplicité (un seul pôle auquel tout est soumis) est
poussée à l’excès car elle interdit la compréhension.
* *
Qu’importe que l’on comprenne ou non, dira
le pragmatique, pourvu que l’on agisse de façon convenable : l’entreprise étant
le lieu de l’action, c’est cela seul qui doit compter.
« Créer de la valeur pour l’actionnaire »,
dira-t-il encore, pousse l’entreprise à être efficace car si l’on est inefficace
on gaspille de la valeur ; ça la pousse aussi à produire des choses utiles, car
ainsi elle sera compétitive, elle aura des clients fidèles qui lui procureront
profit et pérennité.
Et il conclut : tirée par l’objectif de la
création de valeur, l’entreprise prendra les dispositions nécessaires à son bon
fonctionnement. Cet objectif, à lui seul, suffit à la discipliner, à l’orienter
de façon salubre. Tout le reste en découle et il n’est pas nécessaire d’y
regarder de plus près.
Quelques analogies suffisent à montrer la
faiblesse de ce discours. Considérez un écrivain. Si vous lui dites « tu dois
écrire des romans intéressants », il vous rira au nez : ils sait que pour
atteindre ce but que vous formulez de façon naïve il devra résoudre une foule de
problèmes de composition, d’équilibre, et faire des choix techniques d’une
extrême complexité : c’est cela qui le préoccupe. La tension vers le résultat
final, si elle est trop pressante, ignore les étapes par lesquelles il faut
passer et encourage la médiocrité.
Ce qui est vrai dans le domaine artistique
est vrai aussi mutatis mutandis pour l’entreprise. Certes elle doit
dégager un résultat, faire un profit qui lui permettra d’investir et dont
finalement l’actionnaire bénéficiera . Mais si on la tend vers ce résultat sans
accorder à son fonctionnement l’attention qu’il mérite on rate et la qualité du
fonctionnement, et le résultat lui-même.
Il en est de même, d’ailleurs, si on
concentre l’entreprise autour d’un autre de ses pôles. Les pouvoirs publics,
soucieux de maintenir la paix sociale, se focalisent par exemple sur la
« création d’emplois » : ils feraient volontiers de l’entreprise une garderie de
salariés éventuellement occupés à ne rien faire. Les cadres, eux, rêvent de
« faire carrière », de grimper l’échelle des grades et responsabilités. Les
créanciers ont pour hantise un éventuel « défaut de contrepartie » Chacun des
acteurs concernés par l’entreprise a ses propres objectifs : c’est la
confrontation de ces divers objectifs, leur dialectique, qui propulse la
dynamique de l’entreprise.
La dynamique devient boiteuse, ou même
s’interrompt, si l’on donne à un seul acteur une priorité absolue. Donner la
priorité à l’actionnaire, c’est s’aveugler sur le rôle des autres parties
prenantes, les négliger – et détendre le ressort de l’entreprise.
* *
C’est aussi prendre le risque de se céder à
des tentations. La valeur de l’entreprise, telle que la voit un fonds de
placement, c’est sa « capitalisation boursière » (market cap) égale au
produit du cours de l’action par le nombre des actions émises. Or le cours de
l’action est capricieux et volatil : rien n’est plus sot que de dire « les
marchés ont toujours raison », car à coup sûr ils ont souvent tort, et prendre
pour boussole le cours de bourse est le meilleur moyen pour s’égarer.
Si la direction de l’entreprise se focalise
sur le cours de l’action, elle va se soucier d’abord d’image, de communication,
de ce qui peut séduire « les marchés ». Les préoccupations relatives à
l’organisation interne, aux marchés visés, au choix des techniques seront jugées
secondaires et abandonnés à des « techniciens ». Alors la stratégie a perdu le
contact avec la consistance économique de l’entreprise : elle peut remporter
quelques succès immédiats, mais à terme elle échoue immanquablement.
Parfois cette stratégie s’affole : il faut
impérativement, pour maintenir le cours de l’action, présenter des comptes
trimestriels séduisants. Alors on va camoufler des dettes dans du « hors bilan »
ou dans des filiales, sacrifier les dépenses de R&D : bref, détruire le futur de
l’entreprise.
* *
Je
connais ainsi quelqu’un qui, de destruction en destruction, a acquis une
réputation de dirigeant efficace qui lui a permis de se hisser vers les plus
hauts sommets. Il est vrai que c’est un as de la communication et comme il est
très vindicatif, il sait aussi faire peur. Un jour, c'est sûr, on finira par
voir le champ de ruines qui s'est accumulé après son passage et la baudruche
crèvera.
En attendant, il plaît beaucoup aux
Messieurs importants, aux dirigeants et cadres qui font carrière, aux gens des
médias, bref à tous ceux qui sont « dans le coup ». Ces gens-là sont très
contents d’eux, ils méprisent de tout leur cœur ceux qui ont l’outrecuidance de
réfléchir, la prétention de penser et d'agir sans se soucier de leur carrière,
de la mode, de la communication ni des médias.
Être dédaigné par ces moutons de Panurge ne
suffit pas à prouver que l’on ait raison mais c’est au moins bon signe. Sans le
vouloir, le DSI imposant avec qui je causais l’autre jour m’a fait grand
plaisir.
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