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Une illusion : "créer de la valeur pour l'actionnaire"

9 janvier 2009

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Pour lire un peu plus :

- L'avenir du capitalisme
-
Comptabilité et valeur de l'entreprise

Je participais à un colloque avec des DSI importants. Entre deux exposés, le verre à la main, me voici en train de parler avec l’un des plus importants d’entre eux, des plus imposants même : c’est un Monsieur de grande taille.

Nous devisons sur l’apport des systèmes d’information à la « création de valeur ». Elle se condense, lui dis-je (car c’est ma conviction), dans l’utilité des produits et dans l’efficacité de la production.

Il me toise alors de toute sa hauteur puis laisse tomber cette phrase : « Mais non, voyons ! Le but de l’entreprise, c’est de créer de la valeur pour l’actionnaire ». Et il pivote sur ses talons pour se tourner vers quelqu’un d’autre, me plantant là comme si j’étais un de ces garçons mal élevés qu’il convient de « remettre à leur place ».

*     *

J'avais contredit l'évidence. Je sais bien d’où vient celle à laquelle ce Monsieur adhère : j’ai, comme lui, lu des livres et des articles, subi les exposés des consultants.

Mais ils ne m’ont pas convaincu. Un être réel et complexe comme l’entreprise ne se résume ni en une phrase, ni en quelques phrases car il est impossible de le décrire entièrement. Toute définition de cet être, de son but, résulte d’une sélection : il s’agit d’une représentation, et une représentation est toujours partielle.

Les représentations sont utiles et quoique toujours partielles, elles peuvent être fidèles : la photographie d’un monument, d’une statue, n’est que la projection plane d’un objet à trois dimensions, mais elle peut pourtant en donner une idée juste.

À quoi servent les représentations ? À comprendre le fonctionnement de la chose représentée ; à orienter l’action sur ou envers cette chose.

Sachant à quoi servent les représentations, nous pouvons les évaluer. « Créer de la valeur pour l’actionnaire », est-ce que cette représentation du but de l’entreprise permet de comprendre son fonctionnement ? Est-ce qu’elle oriente de façon judicieuse l’action sur ou envers l’entreprise ?

*     *

L’actionnaire est certes pour l’entreprise un interlocuteur important. Mais elle a d’autres interlocuteurs : ses clients, ses fournisseurs, ses partenaires, ses salariés, ses dirigeants, ses créanciers, les administrations fiscale et sociale etc.

Le singulier du mot « actionnaire » recouvre et masque d’ailleurs une diversité : il n’y a rien de commun entre l’actionnaire nomade, qui a acheté une pincée d’actions pour diversifier ses placements et se tient prêt à les revendre dès que se présente une occasion de plus-value, les fonds de placement qui font pression sur l’entreprise pour qu’elle leur procure le rendement maximum qui seul les intéresse, et l’actionnaire de longue durée, détenteur d’une part significative du capital, qui se considère comme propriétaire d’une partie de l’entreprise et se sent solidaire de son sort auquel il s’intéresse activement [1].

Or ce dernier, qui seul mérite pleinement le nom d’actionnaire, ne cherche pas à prélever le maximum de richesse sur l’entreprise. Il l'encourage au contraire à investir pour se développer : il ne lui donnerait donc pas pour priorité immédiate de « créer de la valeur pour l’actionnaire », même s’il s’intéresse à l’évolution de son patrimoine.

Ceux qui parlent de la « création de valeur pour l’actionnaire » me semblent penser surtout aux fonds de placement. Mais c’est peut-être leur faire un procès d’intention : je laisse donc ce point-là de côté.

*     *

Peut-on comprendre l’entreprise en privilégiant l’acteur « actionnaire » ? Assurément non, car ce point de vue ne permet pas de percevoir ses rouages internes, son fonctionnement intime, sa dynamique.

Considérez une cellule vivante : son fonctionnement met en œuvre l’ADN, les mitochondries, la membrane qui l’entoure, les échanges à travers cette membrane etc. Pour pouvoir comprendre ce fonctionnement il faut d’abord voir comment interagissent ces composantes. Seules des représentations dialectiques, qui considèrent ces interactions, peuvent permettre de représenter la dynamique d’un être organique.

Entre l’utilité du produit et l’efficacité de la production se noue une dialectique, celle de l’externe (le client auquel le produit est destiné) et de l’interne (le processus de production). Par contre lorsqu’on dit « création de valeur pour l’actionnaire », on sélectionne un seul des interlocuteurs de l’entreprise, un seul pôle auquel on soumet tout : il n’y a plus interaction, il n’y a plus dialectique, il n’y a plus ni conflit ni dynamique.

Une représentation doit être aussi simple que possible, mais ici la simplicité (un seul pôle auquel tout est soumis) est poussée à l’excès car elle interdit la compréhension.

*     *

Qu’importe que l’on comprenne ou non, dira le pragmatique, pourvu que l’on agisse de façon convenable : l’entreprise étant le lieu de l’action, c’est cela seul qui doit compter.

« Créer de la valeur pour l’actionnaire », dira-t-il encore, pousse l’entreprise à être efficace car si l’on est inefficace on gaspille de la valeur ; ça la pousse aussi à produire des choses utiles, car ainsi elle sera compétitive, elle aura des clients fidèles qui lui procureront profit et pérennité.

Et il conclut : tirée par l’objectif de la création de valeur, l’entreprise prendra les dispositions nécessaires à son bon fonctionnement. Cet objectif, à lui seul, suffit à la discipliner, à l’orienter de façon salubre. Tout le reste en découle et il n’est pas nécessaire d’y regarder de plus près.

Quelques analogies suffisent à montrer la faiblesse de ce discours. Considérez un écrivain. Si vous lui dites « tu dois écrire des romans intéressants », il vous rira au nez : ils sait que pour atteindre ce but que vous formulez de façon naïve il devra résoudre une foule de problèmes de composition, d’équilibre, et faire des choix techniques d’une extrême complexité : c’est cela qui le préoccupe. La tension vers le résultat final, si elle est trop pressante, ignore les étapes par lesquelles il faut passer et encourage la médiocrité.

Ce qui est vrai dans le domaine artistique est vrai aussi mutatis mutandis pour l’entreprise. Certes elle doit dégager un résultat, faire un profit qui lui permettra d’investir et dont finalement l’actionnaire bénéficiera . Mais si on la tend vers ce résultat sans accorder à son fonctionnement l’attention qu’il mérite on rate et la qualité du fonctionnement, et le résultat lui-même.

Il en est de même, d’ailleurs, si on concentre l’entreprise autour d’un autre de ses pôles. Les pouvoirs publics, soucieux de maintenir la paix sociale, se focalisent par exemple sur la « création d’emplois » : ils feraient volontiers de l’entreprise une garderie de salariés éventuellement occupés à ne rien faire. Les cadres, eux, rêvent de « faire carrière », de grimper l’échelle des grades et responsabilités. Les créanciers ont pour hantise un éventuel « défaut de contrepartie » Chacun des acteurs concernés par l’entreprise a ses propres objectifs : c’est la confrontation de ces divers objectifs, leur dialectique, qui propulse la dynamique de l’entreprise.

La dynamique devient boiteuse, ou même s’interrompt, si l’on donne à un seul acteur une priorité absolue. Donner la priorité à l’actionnaire, c’est s’aveugler sur le rôle des autres parties prenantes, les négliger – et détendre le ressort de l’entreprise.  

*     *

C’est aussi prendre le risque de se céder à des tentations. La valeur de l’entreprise, telle que la voit un fonds de placement, c’est sa « capitalisation boursière » (market cap) égale au produit du cours de l’action par le nombre des actions émises. Or le cours de l’action est capricieux et volatil : rien n’est plus sot que de dire « les marchés ont toujours raison », car à coup sûr ils ont souvent tort, et prendre pour boussole le cours de bourse est le meilleur moyen pour s’égarer.

Si la direction de l’entreprise se focalise sur le cours de l’action, elle va se soucier d’abord d’image, de communication, de ce qui peut séduire « les marchés ». Les préoccupations relatives à l’organisation interne, aux marchés visés, au choix des techniques seront jugées secondaires et abandonnés à des « techniciens ». Alors la stratégie a perdu le contact avec la consistance économique de l’entreprise : elle peut remporter quelques succès immédiats, mais à terme elle échoue immanquablement. 

Parfois cette stratégie s’affole : il faut impérativement, pour maintenir le cours de l’action, présenter des comptes trimestriels séduisants. Alors on va camoufler des dettes dans du « hors bilan » ou dans des filiales, sacrifier les dépenses de R&D : bref, détruire le futur de l’entreprise.

*     *

Je connais ainsi quelqu’un qui, de destruction en destruction, a acquis une réputation de dirigeant efficace qui lui a permis de se hisser vers les plus hauts sommets. Il est vrai que c’est un as de la communication et comme il est très vindicatif, il sait aussi faire peur. Un jour, c'est sûr, on finira par voir le champ de ruines qui s'est accumulé après son passage et la baudruche crèvera.

En attendant, il plaît beaucoup aux Messieurs importants, aux dirigeants et cadres qui font carrière, aux gens des médias, bref à tous ceux qui sont « dans le coup ». Ces gens-là sont très contents d’eux, ils méprisent de tout leur cœur ceux qui ont l’outrecuidance de réfléchir, la prétention de penser et d'agir sans se soucier de leur carrière, de la mode, de la communication ni des médias.

Être dédaigné par ces moutons de Panurge ne suffit pas à prouver que l’on ait raison mais c’est au moins bon signe. Sans le vouloir, le DSI imposant avec qui je causais l’autre jour m’a fait grand plaisir.


[1] Voir Jean-Luc Gréau, L’avenir du capitalisme.