Dès que
le nom d'Aristote est prononcé beaucoup d'oreilles se ferment. Quel ennui ! Que
c'est prétentieux ! Et pourtant, pour parler comme au lycée, il n'était pas si
con que ça, Aristote.
Considérons les quatre
types de cause qu'il a dénombrés : finale, formelle, matérielle,
motrice (ou efficiente). Longtemps je n'y ai rien compris, mais comme j'avais gardé quelques
souvenirs du cours de philo j'ai pu voir que l'informatisation était la cause
matérielle de la crise financière (voir
Comprendre la crise)
: elle a rendu cette crise possible – et si l'on réfléchit un
peu on voit que dès que la crise était possible, elle
était en fait inévitable.
Je me
suis demandé quelle place pouvaient jouer, dans nos entreprises, les trois
autres types de cause. J'ai découvert à ma grande surprise qu'elles s'empilent
selon un modèle familier.
Si
Aristote vivait de nos jours il s'intéresserait certainement à l'entreprise, lieu de l'action dans la biosphère -
tandis que nos philosophes, dans leur majorité, préfèrent la dénigrer plutôt que
de l'observer.
* *
Cause finale
Cette
cause-là est mal vue des scientifiques car elle a été invoquée à tort et à
travers pour expliquer les phénomènes naturels : si les choses sont comme elles
sont, disaient les scolastiques, c'est que Dieu l'a voulu ainsi – alors il n'y a
plus à expérimenter, ni à réfléchir, pour comprendre comment les choses
fonctionnent.
Mais si
l'on regarde l'action des animaux (et en particulier celle des humains) on voit que
la finalité y joue bel et bien. Les prédateurs chassent pour se nourrir et
nous autres, êtres humains, formons le plan d'une maison avant de la construire,
concevons un projet avant de le réaliser : notre action est ainsi orientée vers un but
qu'elle vise. Nos institutions, nos entreprises répondent, elles aussi, à une
mission.
Certes,
la définition de leur mission n'est pas univoque. S'agit-il de faire œuvre
utile ? D'enrichir les actionnaires ? Ou encore de créer des emplois, de distribuer du pouvoir d'achat ? La mission de toute institution est l'enjeu d'un
conflit entre des parties prenantes dont chacune tente de faire prévaloir ses priorités.
Univoque
ou non, la cause finale joue dans notre action, nos institutions, nos
entreprises, et les conflits qu'elle occasionne ne font que souligner son
importance.
Cause formelle
On peut
définir une institution par sa forme juridique et son organisation, ce dernier
mot désignant à la fois la structure des pouvoirs de décision légitimes et les procédures
mises en oeuvre dans le travail.
Cette
forme est nécessaire, indispensable à l'action de l'institution : sans existence juridique, sans
organisation, il lui serait impossible d'agir. Mais le formalisme de
l'organisation, la lettre des procédures, peuvent contredire la mission.
La cause formelle peut entrer en conflit avec la cause finale : cette
dialectique anime la vie même de l'entreprise, de l'institution.
C'est
que toute institution est un être organique où fonctionnent simultanément
des organes obéissant chacun à une logique spécifique : le fonctionnement global de
l'organisme résulte de leurs échanges et de leurs éventuels
conflits. Nous y reviendrons.
Cause matérielle
La
cause matérielle d'un phénomène est sa condition d'existence, de possibilité.
L'état de l'art des techniques, l'état des ressources naturelles délimitent ce
qui est matériellement possible (donc aussi, de façon complémentaire, ce
qui est impossible).
La
cause matérielle est nécessaire, car l'impossible ne peut jamais se produire.
Mais elle n'est pas suffisante : il se peut qu'un phénomène possible ne se
produise pas.
Souvent,
pourtant, la cause matérielle suscite effectivement le phénomène. Si
l'on met du terreau dans un récipient ouvert posé à l'extérieur, il est possible
que des plantes y poussent – et en fait c'est certain car le vent apportera
toujours quelques graines. De même, si une opportunité est offerte à des
prédateurs il est certain qu'elle sera exploitée, fût-ce après un délai, car
ils sont vigilants et à l'affût.
L'informatisation
est la cause matérielle de la crise financière : elle a offert
aux financiers
des outils puissants (automatisation des transactions et du back-office, modèles
informatisés, réseaux) sans qu'ils aient pu mûrir la compréhension des risques
qu'ils comportent. Comme ils étaient soumis à une rude concurrence, il était
inévitable qu'ils cherchent à tirer parti des possibilités nouvelles - et prennent alors des risques mal maîtrisés.
Cause motrice
Nous venons de voir que l'entreprise est
orientée par une cause finale, organisée par une cause formelle, outillée par
une cause matérielle. Mais en outre elle reçoit des chocs provenant du monde
extérieur : initiatives des concurrents, incidents politiques et géopolitiques,
changements réglementaires, innovations etc.
Ces
chocs la mettent en mouvement : c'est la cause motrice, si l'on met à
jour l'idée que s'en faisait Aristote (il pensait qu'elle résidait dans la vitesse, nous la plaçons dans la force,
ou le choc, qui provoquent une accélération).
Les
chocs, les surprises venant de l'extérieur peuvent inciter l'entreprise à
modifier sa finalité ou sa forme : elle se réoriente, se réorganise, après quoi
de nouvelles causes finale et formelle entreront en jeu. Les innovations
transforment par ailleurs l'espace du possible et modifient donc la cause
matérielle.
La symphonie des quatre causes
Il
existe ainsi une relation entre les diverses causes. La cause finale ne peut
jouer que dans l'espace du possible, ouvert par la cause matérielle : il serait
inefficace, déraisonnable de se donner un but qu'il est impossible d'atteindre.
La cause motrice peut, par les chocs qu'elle inflige, modifier les trois autres
causes. La cause formelle peut, en rigidifiant l'organisation de l'entreprise,
altérer le jeu de la cause matérielle en limitant les possibilités offertes.
On
retrouve ici un modèle familier. Le découpage d'un être organique en quelques
couches est toujours discutable, mais il permet de
penser cet organisme où jouent simultanément plusieurs phénomènes obéissant
chacun à une logique, à un protocole qui lui est propre, reliés par des
interfaces qui les font communiquer.
Parfois on peut les empiler en couches
comme dans le modèle OSI. Parfois il n'est pas possible de représenter
l'organisme par des couches successives : les organes sont reliés par un réseau
qui combine des relations en arbre et en étoile.
Ici les diverses causes semblent former un cycle, la dernière s'interfaçant avec
la première. On peut dire en effet que la cause
matérielle, délimitant le possible, définit l'espace dans lequel pourra
s'exprimer le but que l'on vise, la mission de l'entreprise, sa cause finale. A
la mission doit correspondre une organisation capable de la réaliser, de la
concrétiser par une action : la cause finale détermine la cause formelle (qui
souvent se retournera contre elle, mais c'est une autre affaire). Enfin l'action
d'une entreprise provoque des chocs sur les autres entreprises par l'innovation
et la concurrence : ainsi la cause formelle engendre la cause motrice, qui
elle-même transforme le possible et modifie la cause matérielle...
Cette esquisse mériterait d'être précisée :
les diverses interfaces ne jouent ni au même lieu, ni avec la même temporalité
et le même rythme ; ce n'est pas le moment d'aller dans un tel détail.
* *
L'entreprise n'est pas un être banal, même si
nous la percevons à travers la grille répétitive et terne du quotidien : c'est
un être organique dont les organes entretiennent non seulement des
dialectiques (conversation et
conflit éventuel à deux) mais un
contrepoint à plusieurs voix, une polyphonie qui, dans les périodes
où l'on perd la tête, tourne à la cacophonie. Cela donne le vertige lors de certaines
réunions : comment tirer au clair ce fatras
confus d'opinions contradictoires, inconciliables, incohérentes ?
Ici certains procédés
de pensée sont utiles. Avoir présentes à l'esprit les quatre causes et leurs
relations aide à y voir clair. Si les positions semblent inconciliables, c'est
souvent parce que les uns et les autres se situent dans des couches différentes et que les
interfaces fonctionnent mal.
L'un, soucieux de stratégie, pense en termes
d'orientation : cause finale ; l'autre, soucieux du possible, pense en termes de
technique : cause matérielle ; l'autre est plus sensible à la concurrence, aux
risques que présente le monde extérieur : cause motrice. N'oublions pas
l'organisateur, qui a le plus souvent un tempérament conservateur : cause formelle...
Il faut méditer l'entreprise,
analyser l'interaction des logiques, leur rythme, leur symbolique, leur reflet
dans les imaginaires : cela permettra au stratège de voir
où il peut poser le levier qui lui permettra de dégager,
puis de partager une
orientation.
* *
On explique la crise financière par le
comportement des financiers (belle
explication !) ; on lui applique des remèdes financiers
;
on dit qu'après la crise il faudra pratiquer autrement la finance. Ainsi
le raisonnement, enfermé dans la finance,
tourne en rond comme un chat qui court après sa queue.
Supposons que les freins de votre voiture soient usés : c'est la
cause. Elle tombe dans un précipice : c'est la conséquence. Que devez-vous faire
? D'abord, grimper la paroi du précipice : c'est le remède immédiat.
Cause, conséquence et remède relèvent ainsi de trois univers physiques
différents. Mais la connaissance de la cause est utile pour le futur : vous
contrôlerez mieux les freins de votre prochaine voiture, ainsi vous ne tomberez
plus dans un précipice...
L'informatisation est la cause matérielle de la crise financière
; maintenant que nous sommes au fond du trou il faut en sortir, et pour cela il
n'y a sans doute rien d'autre à faire dans l'immédiat que de prendre des mesures
financières. Mais lorsque nous en serons sortis, il faudra se rappeler ce qui
a causé la crise, et donc mûrir notre compréhension de
l'informatisation.
* *
Je ne
sais pas si un philosophe patenté (ce que je ne suis pas) jugerait correcte
cette interprétation des quatre causes : je suis prêt à la discuter et à
l'amender si nécessaire.
En tout
cas il n'était pas si con, cet Aristote, n'est-ce pas... |