L'informatique est un terrain d’expérimentation philosophique
: elle étend en effet la démarche expérimentale, conçue pour explorer le monde de la
nature, à l'exploration du monde de la pensée lui-même.
A l’origine
de nos systèmes d’information se trouvent trois abstractions :
- choisir, parmi les êtres que le monde comporte, ceux qui seront
identifiés dans la base de données : cela revient à faire abstraction des êtres
qui ne seront pas identifiés ;
- choisir, parmi les attributs que l’on peut observer sur un
être que l'on a identifié, ceux que l'on retient pour le décrire dans la base de
données : cela revient à faire abstraction des attributs qui ne seront pas
observés ;
- choisir, parmi les vues que l’on peut définir sur la base de données,
celles qui seront proposées à tel segment d’utilisateurs : cela revient à faire
abstraction des vues qui ne seront pas proposées.
Construire un système
d’information requiert donc une pratique de l’abstraction qui met
quotidiennement et familièrement en œuvre, et à l’épreuve, les
catégories de la pensée. Cela requiert aussi de représenter,
lorsque l’on modélise un cycle de vie, le fait qu’un être conserve son identité
et reste donc le même tout en se transformant : complétant l’abstraction
par des hypothèses sur la causalité, c’est là une pratique de la théorie. Les abstractions, les théories requises par le système d’information sont au
service de l’action de l’entreprise sur la nature : ces pratiques ont
donc elles-mêmes une fonction pratique.
Le système d’information permet
ainsi d’observer in vivo l’articulation entre la pensée et l’action. Il
met en scène les démarches de l’abstraction et de la théorie, chaque fois dans
un contexte économique, historique et sociologique particulier. Articulant enfin l'automate au
travail de l'être humain, il invite à explorer leur complémentarité.
Je ne sais que penser de
ceux qui méprisent un tel terrain d’expérimentation en disant « c’est de la
technique ». Qu’ils prennent garde à ne pas faire comme ces
théologiens qui, au XVIIe
siècle, ont refusé de regarder dans la lunette que leur proposait Galilée : cela ne pouvait rien
leur apprendre, disaient-ils, puisque tout est déjà dans Aristote et saint Thomas.
Si aujourd’hui un philosophe estime que l’informatique ne peut rien lui apprendre,
est-ce parce qu’il croit que tout est déjà dans les auteurs du programme
canonique, qu'il s'agisse de Platon ou de Kant, Hegel, Heidegger, Wittgenstein
et autres Derrida ?
* *
Nous avons hérité des Grecs une
pensée lumineuse, mère de la philosophie et des mathématiques. La clarté qu’elle
projette sur le monde a repoussé tout ce qui n’était pas pensable vers
l’obscurité du mythe.
Mais il se peut que cette
clarté nous aveugle. D’autres pensées, moins solidement bâties peut-être mais
qui n’ambitionnaient pas avant tout la solidité, apportent à la pensée grecque
des compléments et des correctifs précieux.
I - A l’origine de la pensée
occidentale : l’Être
Il n’est pas aisé de
distinguer, dans nos perceptions, ce qui reflète authentiquement le réel de ce
qui n’est qu’apparence ; ni de distinguer, dans notre pensée, l’image de la
réalité de ce qui n’est qu’imaginaire ; ni encore de distinguer, parmi les faits
et les êtres, ce qui existe de ce qui n’est que simplement possible.
Il n’est donc pas surprenant
que les Grecs, qui les premiers exploraient le monde de la pensée et qui étaient
épris de clarté, aient voulu répondre à la question « qu’est-ce qui est
vraiment ? » ou, de façon équivalente malgré la différence de formulation,
« qu’est-ce que l’être ? ».
A cette question, Parménide (VIe-Ve
siècles) a répondu de façon décisive : une même chose ne peut pas à la fois être
et cesser d’être, car ce serait contradictoire. L’être est donc nécessairement
immuable. Il en a donné une image suggestive, celle d’une sphère homogène et immobile.
Platon (427-348) est parti de
la même intuition : l’être est immuable. Mais il l’a libérée de l’image
physique à laquelle Parménide avait eu recours et il a délimité avec précision
ce qui seul est immuable : ce sont les Idées, ou concepts, qui peuplent
le monde de la pensée. Et il est vrai que les concepts de cercle, de triangle,
de nombre premier etc. sont immuables : si l’on peut définir chacun d'entre
eux de
plusieurs façons, ses diverses définitions sont équivalentes et donc, à l'équivalence près, identiques.
Cependant si seuls les concepts
possèdent l’être, si seul est réel ce qui est immuable et susceptible d’être
défini, ni vous ni moi ne sommes réels puisque nous sommes nés un jour, que
nous ne cessons d’évoluer, qu’un jour nous mourrons et qu’il serait vain de
tenter de nous définir. Platon, parfaitement cohérent, refuse de dire que nous
sommes réels : les êtres humains, les animaux, les plantes, le monde de la
nature tout entier ne sont réels, selon lui, que dans le concept sous lequel on
peut les ranger. Le cheval qui est là dans le pré n’est qu’une apparence,
l’être réside dans le concept de cheval ; de même, vous et moi ne sommes que
des apparences, l'être réside dans le concept d'être humain.
Platon établit ainsi une
cloison étanche entre le monde de l’expérience, dans lequel il ne voit qu’une
illusion, et le monde des Idées que seul il estime réel. C’est ce qu’exprime, dans La République, le mythe de la caverne.
Mais un tel système ne
peut convenir qu'à ceux qui, vivant dans le monde de la pensée, préfèrent le préserver de tout contact avec le monde de la nature.
* *
Aristote (384-322)
s'intéressait passionnément au monde de la nature et son intuition s’est donc
révoltée contre celle de Platon.
Non, a-t-il dit, ce ne sont pas les Idées qui sont réelles mais les choses,
considérées individuellement, une par une et avant toute intervention de la
pensée. Aristote confère ainsi l’être à des choses qui ne sont pas immuables : à
vous, à moi, aux animaux, aux plantes, aux minéraux etc. Il rejoint ainsi
heureusement le
sens commun dont Platon s’était si délibérément écarté.
Mais après avoir reconnu
l’existence d’une chose Aristote cherche à dire ce que cette chose est,
à décrire sa
forme ou encore son essence. L’essence d’une chose, dit-il, c’est ce
qui est pensable en elle, sa représentation dans la pensée.
Ainsi, après
avoir placé l’être dans l’individu existant, il réduit l'individu à ce que l’on
peut penser de lui. Puis il réduit encore ce pensable à une catégorie, ou
prédicat, sous laquelle il classe l’individu : « ταuτo
γαρ εις
aνθρωπος και
ων
ανθρωπος και
ανθρωπος » :
« un homme », « un homme existant » ou « homme », dit-il, c’est tout un. Aristote est
ainsi tout aussi
idéaliste que Platon, quoique d’une façon différente. La chose individuelle,
point de départ de son intuition, se résorbe dans une essence, et cette essence
se résorbe dans un classement.
Certes l’essence d’une chose ne saute pas aux
yeux : ce que celle-ci a d’essentiel lui est aussi intime qu’un secret ;
mais le but de l’effort de connaissance est de le dégager. Aristote ne
mentionne cependant pas qu’une même chose puisse avoir dans la pensée des
représentations diverses, selon le point de vue à partir duquel on la considère.
L’essence d’une chose est selon lui unique et il suffit de la connaître pour
penser la chose de façon adéquate. Ce postulat est nous le verrons
invalidé par l’expérience, mais il a été repris tel quel par des philosophes
qui, à la suite d'Aristote, on préféré déduire alors qu’il aurait fallu
observer.
* *
Les Grecs ont, les premiers,
arpenté le monde de la pensée : ils ont les premiers découvert la puissance de
l’abstraction. Il n’est pas surprenant qu’ils se soient, comme le fait tout
inventeur, exagéré la portée de leur découverte. Il était sans doute inévitable
qu’ils surévaluent la capacité de la pensée à rendre compte du monde.
L’énergie qui se dégage de
leurs écrits a séduit tous ceux qui, après eux, ont entrepris de réfléchir. Il
en est résulté des habitudes qui se sont enracinées dans nos procédés de pensée. On dit ainsi, par exemple,
qu’un scientifique doit être objectif : cette expression ne veut pas
seulement dire qu’il convient d’être intellectuellement honnête, car cela va sans
dire ; elle signifie que la pensée doit reproduire l’objet tel qu’il est, sans
que la connaissance ne dépende en rien du sujet qui connaît.
Cela se conçoit dans le monde
d’Aristote : pour que la pensée puisse atteindre l’essence de l’objet qu’elle
vise, il faut qu’elle se focalise sur lui en faisant abstraction du point de vue
de l’observateur. Mais si l’on admet qu’un même objet puisse être considéré à
partir de divers points de vue à chacun desquels correspond une représentation
spécifique, alors il faut indiquer, avant de dire comment on
le représente, le point de vue à partir duquel on l’a considéré – ce qui est
subjectif, même s’il ne s’agit pas d’une subjectivité individuelle mais de
celle d’un point de vue, et même si le choix de ce point de vue peut
objectivement correspondre à la situation de l’observateur.
II - Opacité de l’existant
Thomas d’Aquin (1225-1274) se
trouve à l’articulation des pensées grecque et juive. Il récupère l’héritage
scientifique d’Aristote mais se sépare de lui par la distinction entre existence
et essence.
Chez Aristote, une fois que la
pensée a atteint l’essence d’une chose, elle peut se dispenser de considérer sa
génération et sa corruption (en d’autres termes, sa naissance et sa mort) ;
elle peut donc se dispenser de considérer l’origine du monde. Mais Thomas d’Aquin,
héritier de la Bible, ne pouvait pas ignorer la création. Il sépare alors par un trait
bien net l’existence de l’essence. L’existence, c’est l’acte d’être, brut et
avant toute qualification : un existant se propose à la pensée comme objet, mais
elle ne saurait rendre compte du fait qu’il existe car ce fait est antérieur à
la perception comme à la réflexion.
Bien plus : aucune pensée, aucune
essence ne pouvant rendre intégralement compte d’un existant, tout existant est
opaque à la pensée. Chaque existant est un mystère.
Il en est de même de Dieu, l’Existant même, dont émane toute existence et qui
est lui aussi inconnaissable.
Il y a là, pour ceux qui
s’étaient habitués à ramener chaque existant à son essence, puis à raisonner sur
lui à partir d’elle, quelque chose de désespérant. La pensée de Thomas d’Aquin
révolte en nous non pas le sens commun – auquel elle adhère exactement – mais
des habitudes acquises à l’école, formées par l’école, et qui sont peut-être
pour la pensée un mauvais pli.
Oubliez l’école et regardez en
effet les êtres qui vous entourent. Ils existent, c’est là un fait brut à
partir duquel votre pensée peut se mettre à l’œuvre mais qui lui est antérieur,
extérieur, et qu’elle ne peut pas expliquer. Regardez-vous dans un miroir :
vous y voyez un primate évolué, doté d’un corps qui fonctionne sans que vous ne
l’ayez voulu ni pensé, et qui fixe sur vous un regard énigmatique. Regardez vos
mains : sont-elles « pensables » ?
Regardez cette plante avec ses
nervures, ses canaux, ses cellules, sa composition chimique, et aussi son passé
et son avenir : votre pensée peut-elle rendre compte de son existence ?
Peut-elle la représenter de façon exhaustive, parfaite, complète, absolue ?
Regardez le système
d’information de votre entreprise. Il contient une base de données sur les
clients. Quels sont les attributs qu’elle retient pour décrire un client ? Son
nom, son adresse, son numéro de téléphone, le nom de son entreprise, sans doute.
Mais notez vous son poids, sa taille ? Oui si vous êtes son médecin, non sans
doute si vous êtes son libraire. Notez vous la couleur de ses yeux ? Oui si vous
êtes le policier qui remplit une fiche signalétique, non si vous êtes un
boulanger ou un postier. Notez vous le nombre de ses cheveux ? Non, car ce
nombre change tout le temps ; pourtant à chaque instant il a une valeur précise…
Le fait est que ce que nous
voyons, ce que nous observons, ce ne sont pas des essences qui rendent compte
chacune d’un des objets que nous considérons, mais des vues partielles et
choisies. Que l’on puisse, que l’on doive considérer un objet selon le point de
vue qui corresponde à la relation que l’on a avec lui, que du coup un même objet
puisse être considéré selon divers point de vue par des personnes qui ne se
trouvent pas dans la même situation à son égard, que l’unicité de l’essence
éclate ainsi en autant de représentations qu’il existe de points de vue, c’est
là un fait que l’expérience constate. La conception aristotélicienne de
l’essence, étant contredite par l’expérience, est ruinée.
Tout cela peut paraître
compliqué et en effet il est plus « simple » de supposer que l'on puisse
associer à chaque objet une essence et une seule : seulement cela ne marche pas.
Supposez que vous soyez chargé de définir le référentiel d'une entreprise, la
grille conceptuelle qu'elle va utiliser pour décrire les êtres avec lesquels
elle est en relation. Si l'équipe qui en est chargée entreprend de décrire
l'essence de ces êtres, elle s'engage dans une tâche sans fin car elle ne
dispose d'aucun critère formel qui permette de distinguer ce qui est important
de ce qui ne l'est pas, ni de définir le degré de détail, le « grain de la
photo », auquel il convient de s'arrêter. J'ai vu, dans les entreprises, des
équipes travailler de la sorte pendant des années sans produire quoique ce soit
d'utilisable.
Pour que tout s'éclaire, il
suffit de dire « que voulons-nous faire ? » : alors il devient possible
de distinguer l'essentiel de l'accessoire, de faire abstraction des aspects dont
on n'a que faire, de concevoir le degré de détail raisonnable. Il n'est certes
pas toujours facile de définir ce que l'on veut faire : que veulent faire une
direction des achats ? une DRH ? l'état-major des armées ? un institut
statistique ? Mais on accordera que s'il est possible de travailler par
habitude et sans savoir à quoi sert ce que l'on fait, il est préférable d'avoir
tiré cette question au clair : sinon on risque d'agir à rebours d'une mission
que l'on ignore.
Les théories dites « de la
complexité » tâtonnent à la
rencontre de ce fait : le nœud de la complexité, c’est
l’opacité de l’existant, la diversité sans limites des points de vue que l’on peut
légitimement prendre sur lui et la diversité des représentations qui en résultent.
Mais souvent elles s'égarent pour chercher la complexité où elle ne se trouve
pas, dans des procédés de pensée :
l'articulation de plusieurs logiques, que formalise le modèle en couches ;
le croisement de plusieurs codages, plusieurs classifications ; la
modélisation de la rétroaction (« feedback »). Ils n'ont fait ainsi
que suivre la pente sur laquelle les Grecs ont lancé la philosophie : si seul le
pensable est réel, on doit pouvoir atteindre l'existant dans la pensée même.
C'est ce qu'ont tenté Hegel avec la dialectique, Bergson avec la durée. La
philosophie répugne, malgré Thomas d'Aquin, Pascal et
Kierkegaard, à admettre l'opacité de l'existant.
Limites de la clarté classique
Les penseurs de la Renaissance
avaient redécouvert la philosophie grecque, dont ils héritèrent le goût pour la
pensée claire et explicite. Ils lui adjoignirent le goût pour l’observation : le
couple ainsi formé donnera naissance, avec Galilée (1564-1642), à la démarche
expérimentale et à la science occidentale.
Mais à la même époque Boileau
écrivit un vers que l'on cite avec complaisance :
« Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ».
C'est une contre-vérité manifeste. Vous vous représentez clairement le visage de
l’être aimé, vous le reconnaîtriez entre des millions d’autres, mais vous êtes
incapable de le décrire car il est impossible de décrire un visage avec des mots
(une photographie ferait l’affaire, mais elle ne « s’énonce » pas). Autres
exemples : le général doué du « coup d’œil » sait concevoir la manœuvre
opportune, le cuisinier de talent réussit ses plats, le champion motocycliste
choisit la meilleure trajectoire – mais ils sont incapables de dire comment
ils s’y sont pris. Beaucoup des opérations de notre pensée sont aussi obscures
que le fonctionnement de nos organes. Cela ne veut pas dire qu’elle fonctionne
mal ni que ses résultats soient fallacieux, même si nous ne sommes pas en mesure
de les expliciter.
En bon héritier de la
Renaissance Boileau dévalue la pensée implicite : ne peut avoir été bien conçu,
dit-il, que ce que l’on sait énoncer. C'est que les hommes du XVIIe siècle,
inventeurs de la démarche expérimentale, ont voulu détourner leur attention des
épisodes obscurs qui précèdent l’expérimentation ; ces amateurs
de rigueur mathématique n’ont pas voulu voir l’entre-deux où l’esprit flotte
pour choisir, dans l’indéfini du possible logique, les axiomes qui seront les
plus féconds. L’âge classique n’a voulu connaître de la science que des
résultats présentés formellement et selon la stricte rigueur ; il a
préféré ignorer sa démarche. Or celle-ci accorde une large place aux
associations d’idées, aux analogies, aux considérations esthétiques :
il les a élaguées, tout comme on démonte après coup l’échafaudage sans lequel on
n’aurait pas pu construire.
Les pédagogues présentent le
savoir sous forme de définitions et de déductions. Quelqu’un qui a une bonne
mémoire et un esprit clair peut aller loin dans les études sans jamais s’être
examiné lui-même (ce qui est le minimum minimorum de la démarche
expérimentale) ni avoir observé le monde de la nature, sans avoir donc entrevu ce qui
faisait la vie des chercheurs ni l’intention des recherches dont il a absorbé
les résultats.
III - De la pensée à
l’action
Lorsque Emmanuel Kant
(1724-1804) a établi que la pensée ne pouvait pas s’égaler au réel, cela a
désespéré certaines personnes au point qu'elles se sont suicidées. A quoi bon penser, à quoi
bon vivre, se sont-elles dit, si ma
pensée ne peut pas atteindre l’absolu !
Si elles avaient perçu la
finalité pratique de la pensée, si elles s’étaient libérées du mirage de
la connaissance absolue, elles n’auraient pas connu le désespoir. Lorsque je considère un objet,
la grille conceptuelle à travers laquelle je le perçois et le décris est-elle la
bonne, sachant qu’il existe a priori une infinité de grilles formellement
correctes et toutes également possibles ? Pour en décider, je n’ai pas d’autre
critère que celui de la pertinence, c’est-à-dire de l’adéquation à
l’action que j’entends mener. C’est ce qu’illustre l’analyse historique des
classifications et tables de codage : les auteurs des nomenclatures selon
lesquelles on classe les produits, les
activités économiques, les classes sociales etc. ont tous prétendu produire la
nomenclature « naturelle » mais ils ont utilisé pour cela des critères
d’agrégation qui répondaient aux besoins de l’économie ou de la société de leur
temps et qui, comme ces besoins, ont évolué.
On voit dès lors s’évanouir
l’ambition d’une connaissance qui reproduirait l’objet indépendamment de
l’action qui le vise, de l’intention : bien au contraire, c'est
l’intention qui fournit le critère selon lequel on pourra évaluer la
représentation. En même temps, on saura que la représentation qui répond à ce
critère peut ne pas convenir à une autre intention, donc qu’elle n’est pas
l’essence unique de l’objet.
Cela ne veut pas dire que nous
soyons libre d’observer ni de penser n’importe quoi : on retrouve les exigences
de l’objectivité, mais sous une forme plus élaborée que celle, vraiment sommaire, qui prétendait reproduire l’objet dans la pensée. Le choix des
concepts pertinents n’a rien d’arbitraire, ni l’observation que l’on fait à
travers la grille conceptuelle choisie. Lorsque je conduis ma voiture, le fait que ce
feu devant moi soit vert, rouge ou orange ne dépend pas de ma fantaisie. Et il
est nécessaire d'utiliser lors de la conduite la grille où figure, entre autres, le concept de feu avec
ses trois modalités. Le monde se reflète dans cette grille de
façon certes incomplète, mais authentique, et c’est cela qui permet d’agir. Le
caractère incomplet de la grille est d'ailleurs favorable à l'action
car il focalise l'attention sur les seuls éléments qu'elle doit considérer.
Lier la pensée à l’action
dénoue l’angoisse que suscite l’opacité de l’existant. Si en effet la pensée a
une finalité essentiellement pratique, peu importe qu’elle ne puisse pas
restituer l’existant dans l'absolu : il suffit qu’elle procure les moyens d’agir sur lui
avec justesse.
Tout existant étant pour notre action à la fois un obstacle et un outil, sa
représentation dans notre pensée n’a pas d’autre but que de nous fournir les
poignées mentales qui donneront à notre action prise sur lui, qui lui permettront de le manipuler.
Évaluer l’action
Mais si l’on évalue la représentation
selon son adéquation avec l’action, il reste à
évaluer l’action elle-même : est-elle judicieuse ou non ?
Elle le sera si elle est en
accord avec l’intention, si l’on fait effectivement ce que l’on a la
volonté de faire, ce qui suppose que l’on ait tiré l’intention au
clair, qu’on l’ait dégagée du conflit intime que se livrent en nous des
intentions simultanées mais inconciliables : on ne peut pas vouloir à la fois
être et paraître ; on ne peut pas vouloir à la fois la justice et
l’arbitraire etc.
Mais les intentions
elles-mêmes, comment les évaluer ? Il faudra les rapporter aux
valeurs
auxquelles on adhère et qui sont sacrées en ce sens que l’on est prêt à leur
consacrer notre vie et, s’il
le fallait, à la leur sacrifier. Ces valeurs sont le ressort de nos
intentions ; elles fondent la volonté voulante qui anime notre volonté
voulue et explicite. Cependant le plus souvent elles échappent à notre pensée,
elles nous animent sans que nous puissions les expliciter.
Beaucoup de personnes haussent
les épaules lorsqu’elles entendent le mot valeur qui, disent-elles, « ne
veut rien dire ». Elles n’ont peut-être pas examiné avec assez d’attention leur
propre fonctionnement intime. Il est vrai que cela marche tout seul, tout comme
l’estomac digère sans que l’on n'y pense ; mais cela n’en est pas moins opératoire
et efficace. Cela peut aussi être sujet à des pathologies : alors cela fait mal
et on se rend compte que c’est réel, tout comme on sent l’existence de son
estomac quand il a un ulcère.
Une des tâches les plus
profondes de la réflexion, c’est de tirer au clair l’écheveau des valeurs
qu’impliquent nos intentions, que révèlent nos réflexes, pour en chasser les
incohérences : car si notre cœur est le théâtre de valeurs incompatibles (« il
faut être discipliné et obéissant, tout en étant original et intraitable »), nos
intentions seront désordonnées et nous tournerons dans le cercle de l’activisme,
l’action d’un jour annulant celle de la veille.
Symbole et réalité
La pensée occidentale a subi à
la Renaissance une coupure qui l’a mutilée en même temps qu’elle la fécondait.
La démarche expérimentale,
l’audace devant un monde que la pensée explore librement, ont ouvert la voie au
déploiement de la science et des techniques. Elles ont polémiqué à bon droit
contre l’argument d’autorité, le dogmatisme, et certains procédés de pensée qui
tournaient à vide. Mais elles ont rejeté aussi les techniques antiques de la
mémoire et, plus généralement, de la pensée symbolique.
En nous coupant ainsi de l’histoire de la pensée, la Renaissance a donné
naissance à de nouvelles formes de dogmatisme et de pédantisme : le rationalisme
n’a pas toujours été raisonnable.
La pensée symbolique procède
par analogies, associations d’idées, et résiste à l’explicitation. Elle ne
cherche pas à énoncer, mais à suggérer ; elle sollicite une interprétation qui,
le plus souvent, ne peut pas être univoque. Et pourtant la suggestion sera, dans
la communication entre des êtres humains, souvent mieux comprise qu’un énoncé
explicite.
L’étymologie du mot
« symbole », ne renvoie pas vers « imaginaire » mais, de façon plus profonde,
vers un nœud reliant différentes choses : συμβολή veut dire jonction, réunion,
rencontre. Nous allons, pour illustrer cela, partir du rêve pour aller aux
bases de données et à la connaissance.
Georg Groddeck (1866-1934),
dans Das Buch vom Es (1923), a critiqué l’interprétation des rêves par
Sigmund Freud. Freud ne donne en effet qu’une seule interprétation d’un même rêve ;
Groddeck par contre les multiplie, toutes différentes et toutes également plausibles. Le
rêve, comme symbole, est ainsi le nœud qui réunit ses diverses interprétations.
Par delà le sens explicite de chacune d’elles il pointe vers un sens implicite
qui leur est commun, mais que des paroles ne pourraient pas exprimer.
Il en est de même pour le texte
de la Bible. Ce texte, antérieur à la formation de la pensée conceptuelle, est
symbolique et puissamment suggestif. On peut l’interpréter de diverses façons
qui toutes pointent vers un même sens que des mots ne sauraient exprimer :
aucun commentaire ne peut l’épuiser. Le pire des contresens peut résulter d’une
lecture qui prend le texte au pied de la lettre.
Lorsque nous réfléchissons,
dans la phase exploratoire et rêveuse qui précède la formation des concepts,
l’esprit flotte au gré des associations d’idées que notre mémoire alimente, que
nos procédés de pensée activent ou
que la glande cérébrale sécrète spontanément ; des ébauches de déduction
s’esquissent à partir de définitions à peine posées, sitôt rejetées ; des images
se projettent sur un écran intérieur, des personnages y jouent des scènes
hypothétiques, des architectures se créent et se
dissipent. Voici que l’une d’entre elles prend corps, s’organise : nous
saisissons un papier pour la noter en quelques phrases, puis nous laissons de
nouveau notre esprit flotter d’une image à l’autre, d’un symbole à l’autre,
soucieux d’éprouver la solidité de la structure que nous venons d'entrevoir et
désireux d’en ramener d’autres, si possible, dans nos filets.
Lorsque nous voulons
communiquer ce que nous pensons à quelqu'un d'autre, il serait vain de chercher
à nous expliquer entièrement : l'interlocuteur serait noyé sous un flot
de paroles. Mieux vaut user de quelques images suggestives qui vont l'inviter à
partager notre intuition et à faire le même parcours que nous, pour
enfin pouvoir se représenter ce que nous avons en tête. Cela ne marche pas
toujours...
Une base de données est
invisible : il est impossible de l’afficher en entier sur un écran,
de l’imprimer en entier dans un document – et le serait-ce que ce document
serait illisible. Mais on peut – et cela suffit – donner à chaque utilisateur
sur cette base la « vue » qui répond à ses besoins. Les diverses vues sont
toutes différentes mais ce qui fait leur unité, c’est qu’elles se réfèrent toutes
à la même base, que celle-ci les rassemble comme un nœud : la base de
données est un symbole !
Tout objet concret, existant,
se présente à nous comme un nœud qui rassemble un nombre indéfini de
représentations possibles, parmi lesquelles nous devons choisir en fonction de
nos besoins pratiques. Nos concepts ne nous en donnent que des vues partielles ;
ce qui fait l’unité de ces vues, leur cohérence, c’est qu’elles se réfèrent
toutes au même objet : un même objet ne peut pas être en même temps, et sous le
même rapport, à la fois une chose et son contraire. Ainsi, chaque objet concret,
existant, est lui aussi un symbole !
Cette dernière phrase peut
surprendre. Mais il existe une pensée avant que les
concepts ne soient construits, la pensée qui a précisément pour tâche de choisir les
concepts. Avant de choisir les êtres que l'on va observer, il faut avoir
conscience du monde de la nature, tout comme il faut avoir conscience du monde
de la pensée avant de choisir les définitions et les axiomes d'une théorie. Puis
nous avons de tout existant une conscience préconceptuelle qui le considère tel
quel, avec ses attributs innombrables
et encore innommés. Cette conscience antérieure au concept, antérieure à la pensée
construite et opératoire, antérieure à toute détermination, cette conscience
rêveuse et flottante - mais confrontée de façon immédiate à la
consistance de l'existant - relève tout entière de la pensée symbolique.
IV - De l’action aux valeurs
Que la pensée ait une finalité
pratique, qu’elle vise l’action, c’est un fait dont les
cabalistes se sont avisés depuis longtemps.
Ils distinguent quatre mondes : (1) le monde de l’action, dont relève la pensée
elle-même ; (2) le monde de la formation ; (3) le monde de la création ; (4) le
monde de l’émanation. On peut, en interprétant ce modèle en couches, dire que
l’intention (qui motive l’action) relève du monde de la formation, que les
valeurs (qui orientent les intentions) relèvent du monde de la création, et que
le monde de l’émanation confine à l’infini (En-Sof).
« Eγω
ειμι η
oδoς
και η αληθεια
και η
ζωη
» (Jean 14 :6) : « Je suis le chemin, la vérité et la vie ». Dans cette phrase
on peut être attentif à l’ordre des mots, et voici une interprétation possible.
Le chemin est mentionné en premier : on ne doit pas se reposer sur ce que l’on
possède, il faut avancer. La vérité ne vient qu’en second : plutôt qu’un bien
que l’on pourrait tenir dans sa main, elle est à l’infini de l’horizon comme un
point lumineux qui oriente le chemin mais semble reculer à mesure que l’on
avance vers lui. Enfin vivre n’est rien d’autre que de suivre fidèlement (fides)
le chemin ainsi orienté.
Il se peut que la dogmatique
ait oublié cette conception modeste de la vérité. Karl Popper l’a redécouverte au
cœur même de la science :
une théorie scientifique ne peut pas être « vraie » au sens où peut l’être
l’énoncé d’un fait, car elle suppose une induction qui, généralisant une
observation inévitablement limitée, peut être invalidée par une expérience
ultérieure. La scientificité d’une théorie s’évalue non seulement par le fait
qu’elle n’a pas été contredite par les expériences connues, mais aussi par le
fait qu’elle est construite de façon à être vulnérable (« falsifiable ») par
l’expérience future. Ainsi les théories construites de façon à interdire toute
réfutation, et que l’on pourrait croire définitives, sont non scientifiques en
raison même de leur solidité apparente.
La connaissance apparaît alors
comme une zone lumineuse qui peut s’élargir, mais se découpe sur un plan infini
qu’elle n’éclairera jamais en entier et dont elle ne couvre qu’une part infime,
aussi imposantes que soient ses constructions.
La pensée chinoise accorde elle
aussi la priorité à l’orientation, au chemin 道
(dào, prononcer tao). Pour les Classiques chinois les définitions ne décrivent
pas l’essence des choses, et ils ne s’y intéressent pas d’un point de vue
abstrait. Elles ne sont pour eux que des instruments en vue du contrôle de
l'environnement physique et social. Ils prisent donc moins l’ingéniosité des
définitions que le discernement qui permet d’établir des distinctions
utiles. Un concept n’a de valeur que s’il a une utilité pratique, s’il est
pertinent. La parole a moins de valeur que l'action : « quand la Voie règne,
dit Confucius, l’action fleurit ; quand la Voie ne règne pas, c’est la parole
qui fleurit ».
Les mots sont des pointeurs vers une réalité qu’ils n’atteignent pas : « viser
n’est pas atteindre »,
指不至
(zhĭ bù zhì, prononcer djeu pou djeu).
* *
Ainsi diverses sagesses montrent notre vie orientée par des valeurs qui
déterminent nos intentions et se concrétisent dans notre action. Ces valeurs
rencontrent le monde tel qu’il existe : il nous revient de les y manifester
pratiquement et symboliquement, de les y incarner. Ce monde, notre pensée
ne nous permet pas de le connaître exhaustivement, mais elle est pour l’action
un outil efficace et cela doit nous suffire.
Cheminer vers l’infini alors
que notre vie est limitée par le temps et l’espace, comme par l’envergure de
l’expérience possible, cela suscite une souffrance qui est inséparable du
destin humain. Confucius a mis la compassion
仁
(rén, prononcer jen) au premier rang des valeurs humaines.
On la retrouve dans
l'expression « αγαπατε
αλληλους »
(Jean 13:34), que l’on traduit par « aimez-vous les uns les autres ». Dans
l’entreprise, la nécessité du dialogue entre spécialités différentes comme avec
les clients invite à la traduire par « respectez-vous les uns les autres »,
c'est-à-dire « faites un effort sincère pour comprendre ce que l’autre vous
dit » : si l'on ne fait pas cet effort, il sera impossible de faire coopérer des
personnes qui ont des vues différentes sur les êtres avec lesquels l'entreprise
est en relation, utilisent des grilles conceptuelles différentes et parlent selon des vocabulaires différents. Il est bon que dans l'entreprise chacun soit
assez polyglotte pour comprendre, sinon parler, le langage des autres
spécialités.
Point n’est besoin, pour fonder
l’humanisme, d’avoir recours aux émotions douteuses qui entourent les
bons sentiments : l'observation et la simple et ferme logique y suffisent. Ce que chacun possède
de plus précieux et de véritablement sacré, par delà ses particularités individuelles, c’est son humanité
même : et nous la possédons tous également. C’est même sous ce seul rapport -
mais il est fondamental - que l’on peut dire que les êtres humains sont tous
égaux. La phrase nous sommes tous des êtres humains procure alors à
l’édifice des valeurs un fondement aussi simple, aussi solide que le lien que
Descartes a instauré entre la pensée et l’existence en disant « je pense, donc
je suis » .
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