Le volume VII:1 de Science
and Civilisation in China, de Joseph Needham, est consacré au langage et à
la logique en Chine.
J’ai trouvé dans une note de la page 49 une citation
de Hui Shih qui m'a fait sursauter :
指不至
Cela s'écrit en pinyin zhĭ bù zhì (prononcer
« dje pou dje », avec e comme dans cheval et ou comme dans pou et en respectant les inflexions). On peut traduire par « viser
n’est pas atteindre » (Harbsmeier dit « pointing does not reach »).
Pour les Classiques chinois les définitions
ne donnent pas, comme le pensait Socrate, une description de
l’essence des choses. Ils ne s’y intéressent pas, comme le faisait Aristote, d’un point de
vue abstrait. Elles ne sont pour eux que des instruments pour le contrôle de
l'environnement physique et social. Ils prisent donc moins l’ingéniosité des
définitions que le discernement qui permet d’établir des distinctions
utiles (p. 54). Un concept n’a de valeur que s’il a
une utilité pratique, s’il est pertinent. La parole a moins de valeur que l'action. Selon
Confucius, « quand la Voie règne, l’action fleurit ; quand la Voie ne règne pas, c’est
la parole qui fleurit ».
* *
Les mots sont alors des pointeurs vers une réalité qu’ils n’atteignent pas.
La philosophie chinoise est
ainsi plus proche de notre philosophie populaire et pratique, de celle de nos
artisans, ingénieurs, chercheurs, pères et mères de famille,
que de notre philosophie savante. Celle-ci n'attribue pas en effet aux concepts
une fonction purement descriptive et pratique : elle suppose, comme le faisait Socrate,
qu’ils contiennent ou devraient contenir l’essence des choses.
Cet idéalisme est tellement
prégnant dans notre formation intellectuelle que lorsque nous disons à des étudiants comment,
en pratique, se construisent le socle conceptuel d’un système d’information,
l'administration des données, le
tableau de bord de l'entreprise - démarches
qui, au plan intellectuel, sont semblables à la définition d'une observation ou d’une théorie scientifiques - ils sont étonnés par le caractère terre à
terre du critère de pertinence, qui vise non pas la Vérité du Monde, mais
l’efficacité dans l’action. Une phrase comme « La carte n’est pas le
territoire », inspirée du titre d’un livre qu'ils connaissent,
leur semble d'une profondeur mystérieuse alors qu’elle énonce une évidence.
Ils ont été déformés et
intimidés par l’idéalisme de notre philosophie savante. Certains
d'entre eux, trop fidèles à l'enseignement qu'ils ont reçu, estiment même que si la
pensée ne peut pas atteindre la Vérité Absolue du Monde, eh bien cela ne
vaut plus la peine de penser. Alors ils ne peuvent pas concevoir comment fonctionne leur pensée,
comment elle s’articule à leur action. Leur cerveau étant ainsi neutralisé, il
agiront de façon instinctive au gré de leurs émotions, ou selon l'idée qu'ils se font de leur
intérêt.
Il faut surmonter cet obstacle
pour leur faire admettre qu’il existe un écart entre la simplicité de la pensée et la
complexité du monde, et qu’il est vain de croire que l’on puisse atteindre celui-ci
en le visant par des concepts ; mais aussi que la pensée, quoique simple en
regard du monde, peut ambitionner l’efficacité dans l’action.
* *
Cet obstacle, nous le
rencontrons aussi dans nos entreprises. Si nos dirigeants avaient une notion
pratique de ce que c'est qu'un concept, il leur serait naturel de soutenir la
mise en place d'une administration des données. Mais comme ils croient que le
concept est quelque chose de haut et de sublime, ils n'en font rien et nos
données restent dans un état lamentable.
De même, l'abstraction
nécessaire à la modélisation sera refusée par ceux qui estiment que si un modèle
ne rend pas compte de la Réalité Pleine et Entière, il ne vaut rien. Cela les
incite à rejeter tous les modèles, aussi bien conçus soient-ils, et donc à renoncer à
l'efficacité pratique qu'apporte une modélisation bien faite.
A la première page du cours de
philo, on devrait écrire
指不至〪
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