La seule objectivité qui soit possible
24 septembre 2006
Un de mes amis a lu, ou du moins feuilleté, De l'Informatique. Je lui ai demandé ce qu’il en pensait et il m’a répondu « c’est autobiographique ».
Je n’ai pas compris tout de suite ce qu’il voulait dire. L’amour qui est, comme dit Stendhal, « la plus grande des affaires, ou plutôt la seule [1] », occupe une large place dans toute autobiographie. Or De l'Informatique ne dit rien sur mes amours. Alors comment a-t-il pu le qualifier d’« autobiographique » ?
J’ai fini par entrevoir ce qu’il voulait dire. Une des règles qui nous ont été enseignées en seconde, c’est d’éviter dans nos dissertations la première personne du singulier : il fallait être objectif.
Il n’est sans doute pas mauvais de discipliner l’imagination juvénile mais cette règle a des inconvénients. Quel que soit l'objet considéré, et même quand il s’agit de mathématiques, on l’aborde toujours en partant d’un point de vue particulier et pour que le lecteur puisse interpréter un texte, il faut qu’il puisse connaître le point de vue de l’auteur.
Si un auteur entend être pleinement objectif il doit donc décrire non seulement l’objet dont il parle mais aussi le point de vue duquel il le considère. Certes, c’est prêter le flanc à la critique puisque tout point de vue est partiel : cette vulnérabilité à la critique, n’est-ce pas la « falsifiabilité » dans laquelle Karl Popper voit le critère de la scientificité ?
Indiquer un point de vue permet au lecteur d’adopter sur l’objet considéré, par différence, son propre point de vue. C’est, en fait, la seule forme d’objectivité qui soit possible [2]. Les textes qui n’indiquent pas le point de vue de l’auteur sont donc partiels et, s’ils suggèrent que l’auteur n’a aucun point de vue, menteurs. Quand il a dit « le moi est haïssable [3] » Pascal pensait à l’amour propre, et non à l’honnête modestie de l’auteur qui donne toutes les cartes au lecteur.
Il vous est sans doute souvent arrivé, après avoir lu un livre intéressant mais que vous ne parveniez pas à comprendre entièrement, de fouiller une encyclopédie pour mieux connaître l’auteur et trouver comment une démarche qui vous semble étrange a pu lui être naturelle : vous n’auriez pas eu à prendre cette peine si l’auteur avait explicité son point de vue.
Cette explicitation doit être pudique. Il ne s’agit pas d’étaler des digressions, ni moins encore d’exhiber une intimité dont le lecteur n’a que faire.
* *
De l'Informatique n’est pas autobiographique et cet ami m’a mal compris ou mal lu.
J’ai indiqué mon point de vue, qui est celui des maîtrises d’ouvrage, des utilisateurs du système d’information – utilisateurs qui, aujourd’hui, doivent s’y connaître assez pour être des clients compétents de l’informatique. J’ai, pour donner des exemples, puisé dans mon expérience et dans les confidences reçues d’autres professionnels.
Le lecteur dont le point de vue et l’expérience sont différents des miens pourra ainsi me critiquer et, je l’espère, aller plus loin que moi. Quand on écrit un livre, ce n’est pas pour être admiré ni même pour être compris : c’est pour être dépassé.
[1] Stendhal, Vie de Henri Brulard.
[2] Si l’on définit l’objectivité comme l’« exacte représentation du réel dans la pensée », on évoque une chimère car aucune pensée ne peut s’égaler à la complexité du réel – ce qui n’implique pas que la pensée soit impuissante ni inutile !
[3] Blaise Pascal, Pensées.
Pour lire un peu plus :
-
De l'Informatique
- Une analyse de
De l'Informatique
- A propos de l'utilisation du Web
www.volle.com/opinion/autobiog.htm
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Michel VOLLE, 2006
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