Je publie ci-dessous l'analyse
critique de Pierre Musso sur De l'Informatique, que son auteur a bien
voulu m'autoriser à reproduire sur volle.com.
Livre de
Michel Volle « De l'Informatique », Economica 2006
(diffusé aussi en version pdf sur le site de Michel Volle[1])
Dans ce gros livre - plus de
600 pages - Michel Volle aborde l’informatique d’une façon originale. En effet,
il traite moins de l’informatique comme une technique que comme un élément
stratégique pour l’entreprise, voire pour la société tout entière.
L’informatique se trouve aujourd’hui à un carrefour, et son image ne correspond
plus à la réalité. « Elle a pénétré toutes les activités de l’entreprise
dont elle est à la fois l’appareil sensoriel et le système nerveux. »
L’auteur s’intéresse tout autant à l’entreprise et à sa stratégie qu’aux outils
informatiques. La définition de l’informatique que donne Volle est élargie grâce
à une approche pluridisciplinaire. L’histoire de l’Internet et de
l’informatique, précisément analysée, ne peut alors être comprise « que si
l’on étudie et relie entre eux les aspects logique, technique, philosophique,
économique, sémantique, sociologique, industriel etc. »
Cette approche de
l’informatique s’inspire de la notion de « système technique » de Bertrand
Gille, qui évite de réduire la technique à un simple outil et l’insère dans un
système socio-technique et culturel. Volle combine aisément les approches
économique, philosophique, historique ou socio-technique. Il dit d’une part, que
l’informatique n’est pas seulement une innovation technique efficace, mais
qu’elle est aussi une innovation intellectuelle et d’autre part, que
l’informatisation des institutions est un phénomène majeur. Ainsi l’objet de
l’informatique est élargi à l’articulation homme/machine, plus précisément à la
relation cerveau/ordinateur et finalement à la relation entre l’automate et
l’être humain.
L’ouvrage a en fait pour objet
le dialogue entre deux personnages : l’APU et l’EHO. L’APU, c’est l’ordinateur
défini comme « Automate Programmable doué d’Ubiquité » et l’EHO c’est « l’Être Humain Organisé », c’est-à-dire l’homme au travail dans une
organisation. Pour désigner l’articulation de l’EHO et de l’APU, Volle a
redécouvert les vertus du mot « informatique » qu’il qualifie de « magnifique »
parce qu’il y voit conjuguée l’information (ce qui confère une forme à notre
représentation du monde) et l’automate, d’où le titre de son ouvrage. « Ce
mot, écrit-il, est apte à désigner cette articulation de l’être humain et
de l’automate qui sera, durant les décennies prochaines, le grand enjeu pour nos
entreprises, voire pour notre civilisation - comme le furent, et le sont encore,
l’articulation de l’être humain avec l’écriture, le moteur ou la chimie. »
La thèse de Volle est que « l’articulation entre l’EHO et l’APU peut dégager une synergie si chacun se
consacre à la tâche qu’il fait mieux que l’autre et si les interfaces qui les
relient sont convenablement définies. » La qualité de l’APU et celle de son
appropriation par l’EHO sont des enjeux essentiels pour les entreprises
contemporaines : le problème, c’est qu’elles n’en sont pas toutes conscientes.
Si Volle peut établir ce
constat, c’est qu’il a une riche expérience du monde de l’entreprise. Le lecteur
se rend vite compte que son ouvrage est le fruit d’une longue réflexion, sur
trente années dit-il, liée à son expérience diversifiée de cadre et de dirigeant
d’entreprise : « J’ai travaillé dans des ministères et des directions
générales d’entreprise. J’ai créé et animé des PME à haute densité de matière
grise. J’ai rencontré ainsi quelques stratèges ».
A cette expérience de terrain,
il ajoute des qualités de pédagogue ; son ouvrage est aussi le résultat des
enseignements qu’il a donnés à l’Université et dans des grandes écoles. Il
explique de façon simple ce qu’est un ordinateur, un réseau ou un système
d’information. Il définit clairement les concepts de l’informatique et des
systèmes d’information et d’autres plus obscurs, cachés derrière des sigles ou
des formules soi-disant réservées aux « experts ». Il aide son lecteur à
pénétrer ce monde apparemment technique, donc fermé. Il emploie tous les moyens
pour rendre le lecteur intelligent, recourant souvent à de petits schémas, à des
graphiques et surtout à de multiples exemples pour décrire les outils ou leur
bon usage (exemple : savoir bien utiliser la messagerie électronique). Même les
notions qui semblent les plus évidentes sont reprises et redéfinies, comme celle
d’entreprise : « L’entreprise est le lieu où le travail des êtres humains
s’organise afin d’agir sur la nature pour obtenir des résultats utiles. » Il
plonge dans l’entreprise contemporaine, c’est-à-dire l’entreprise de services,
dans le secteur tertiaire, où travaille plus de 75% de la population active,
afin de souligner que le système d’information s’y enlace aux systèmes de
décision et de production Le système d’information est ainsi devenu un
facteur de production qui « relève de la catégorie du capital : c’est un stock qui
s’accumule d’abord et qui s’utilise ensuite dans la durée. »
L’entreprise est alors
considérée comme une organisation ayant pour but « d’obtenir un couple « homme - machine » efficace dans l’optique du
« travail assisté par ordinateur ». Or quel est le défi actuel pour
l’entreprise, selon Volle ? « La
maturation de l’entreprise autour du système d’information sera la grande
affaire du XXIe siècle, et peut-être encore des siècles suivants. La
modification des valeurs, priorités et organisations qu’elle implique demandera
longtemps, de même qu’il a fallu longtemps pour que les entreprises sachent
utiliser l’énergie d’origine fossile et l’électricité ». Le système
d’information (SI) pénètre désormais toutes les parties de l’entreprise, « un
peu comme le font le réseau vasculaire ou le réseau nerveux d’un animal » ;
il bouleverse l’entreprise, sa culture, et en même temps lui ouvre de nouvelles
possibilités stratégiques. Pour le montrer, Volle se place tour à tour du point
de vue des informaticiens, des utilisateurs de l’informatique et de la maîtrise
d’ouvrage afin d’éclairer le stratège de l’entreprise.
Volle a d’une certaine façon,
élaboré son ouvrage à l’image de la construction du système d’information d’une
entreprise. Ainsi son effort de définition des notions est poursuivi pas à pas,
car il est cohérent avec la démarche même de création et de maîtrise d’un SI qui
est le langage qui se parle dans l’entreprise (et non le langage de
programmation des informaticiens). Donc le socle sémantique qui contient les
référentiels (modèles, nomenclatures, identifiants) est la base même du SI : « Un système d’information a pour but d’assister les agents de l’entreprise
dans leur travail en leur permettant de mobiliser, à travers le réseau, les
ressources de puissance et de mémoire que fournit l’automate. Il enregistre le
langage de l’entreprise qu’il équipe en outils de classement, recherche,
traitement et communication. » Le SI apporte ainsi une nouvelle façon de
penser, c’est pourquoi sa mise en œuvre se heurte souvent à de si grandes
difficultés : il est même selon l’auteur, une « innovation philosophique ».
Pourquoi ce saut de la technique à la philosophie ? Parce que la programmation
informatique oblige à modéliser les processus de production et donc à donner la
priorité à l’analyse des processus sur les concepts, ce détour ayant pour fin
l’action plus efficace : « en soumettant les concepts au
processus (l’informatique) met l’abstraction au service de l’action ».
Ainsi Michel Volle traite-t-il
des apports de l’informatique à la philosophie : « l’informatique,
affirme-t-il, est un terrain d’expérimentation philosophique. » Il mobilise
avec brio les concepts de François Jullien et rejoint souvent, sans la citer, la
réflexion matiériste de François Dagognet sur l’écriture, les formes et
l’iconographie (voir Dagognet François, Écriture et iconographie et
Pour une théorie générale des formes, Librairie philosophique Jean Vrin.
Paris, 1973 et 1975).
L’informatique occupe ainsi une
position clef dans l’entreprise et dans notre vie quotidienne, mais bien au-delà
elle est devenue un phénomène de civilisation. Elle est un carrefour, « une
charnière ». « Elle articule même trois charnières : entre l’EHO et l’APU ;
entre les concepts et les processus ; entre la technique et la stratégie. »
Elle devient une discipline multiforme, un système technique qui se déplie en
une mosaïque de spécialités, preuve de sa maturité : « l’informatique connaît
une évolution analogue à celle de la médecine au début du XXe siècle
: elle éclate en spécialités dont chacune exige de l’expert un travail à temps
plein. On n’est plus informaticien tout court, mais spécialiste en sécurité, en
administration de réseau, en middleware, en Java etc. et chacune de ces
spécialités éclate encore en spécialités plus fines. » Pour faire le tour de
ce nouveau continent, Volle consacre plusieurs chapitres à la maîtrise
d’ouvrage, aux méthodes, aux objets, aux langages, aux outils informatiques,
combinant l’analyse des concepts avec l’illustration de son propos par de
nombreux exemples et études de cas.
Cet ouvrage qui va et vient
sans cesse de la théorie à la pratique multiplie, pour le plus grand plaisir du
lecteur, les remarques pleines d’humour, et même d’humeur, à l’égard du monde de
l’entreprise et de ses stéréotypes, puisant là encore dans l’expérience de
l’auteur. Dans un dernier chapitre consacré à « la pathologie de l’entreprise »,
le bon docteur Volle propose au lecteur quelques remèdes simples et efficaces
pour « avoir de vraies entreprises, de vraies stratégies, de vrais Stratèges ».
Pierre Musso, professeur à
l’Université de Rennes II.
[1] Le livre
est publié au format pdf à l'adresse
www.volle.com/ouvrages/informatique/informatique1.pdf. L'auteur déconseille
toutefois de l'imprimer in extenso car imprimer un livre coûte plus
cher que de l'acheter en librairie. |