L’initiative de Google et la
réaction de Jacques Chirac me rappellent une affaire ancienne.
Vers 1990, le projet
architectural de la BNF était en cours. Il s’accompagnait d’un projet de
numérisation des livres.
Pour numériser un livre, il
faut le « scanner ». Cela procure une image que l’on pourra stocker et
transmettre telle quelle. On peut également la soumettre à un logiciel de
reconnaissance de caractères pour reconstituer le texte. Le texte, moins
volumineux que l’image, se prête à l’indexation automatique et à la recherche en
texte intégral mais ne
conserve pas l’apparence physique du document original, le détail de sa mise en
page etc. De plus la reconnaissance de caractères marche mal sur les ouvrages
anciens, à la typographie dansante : il faut qu’elle soit vérifiée par un
opérateur humain et c’est coûteux.
Le « scanning » était lui-même
coûteux. Pour scanner des livres anciens, à la reliure fragile, il fallut
construire des « scanners » spéciaux, présentant une surface de verre en forme
de toit sur laquelle on pouvait poser un livre sans l’aplatir. Pour tourner les
pages, il fallut construire des robots. Avec les ouvrages que la bibliothèque
nationale possédait en plusieurs exemplaires, on pouvait massicoter un
exemplaire pour le scanner feuille à feuille, ce qui équivalait bien sûr à le
détruire.
Ces techniques passionnaient
certains bibliothécaires. Mais j’avais autre chose en tête : la mise en
réseau des ouvrages numérisés. France Telecom avait monté dans les années 80
des « partenariats Numéris » pour encourager la diversification des services
télécoms utilisant un débit à 64 ou 128 kbit/s. L’Internet n’existait pas
encore, ou du moins il n’était pas accessible comme aujourd’hui, mais Numéris
permettait de télécharger assez confortablement les documents numérisés.
J’imaginais une bibliothèque
numérique accessible via Numéris. On pouvait ouvrir la BNF sur le réseau avant
que ses bâtiments ne fussent sortis de terre ! On pourrait mettre à disposition
ce qui était libre de droits, c’est-à-dire toute la littérature classique soit
plusieurs dizaines de milliers de volumes, alors qu’une bonne bibliothèque
familiale n'en compte au plus que quelques milliers. J’imaginais une campagne
d’affichage dans le métro : « La BNF est ouverte, venez la consulter sur
Numéris ! » - et, naïvement sans doute, j’anticipais la ruée des lecteurs…
Nous avons eu des réunions avec
les gens de la BNF. J’ai oublié leurs noms, paix à leurs cendres. L’évocation
d’une BNF en réseau, loin d’éveiller leur enthousiasme, a rencontré ce regard
rêveur qui indique que le consultant a tapé à côté de la plaque.
Lorsque vous êtes pénétré par une évidence, ce regard vous incite à vous demander si
c'est vous qui êtes fou, ou les autres.
C’est que nous n’avions pas la
même conception de la lecture et de la bibliothèque. Pour les gens de la BNF, le
Livre était un objet sacré. Pour pouvoir le toucher,
le lecteur devait entrer dans
la Bibliothèque, s’agenouiller symboliquement devant le
Bibliothécaire et obéir à la liturgie maison : remplissage de la fiche, attente, enfin
remise délicate de l'ouvrage pour un court délai. L’accès à distance, sans
cérémonial, était une proposition hérétique qu'il convenait d'accueillir
par un regard absent suivi d’un rappel à l’ordre du jour.
Lorsque je schématise de la
sorte, on dira que je caricature, que « ce n’est pas si simple ». Sans
doute il existait, à la BNF, bien des conceptions différentes de
la bibliothèque : la France n’est-elle pas le pays de la diversité ? Mais la
caricature est utile lorsqu’elle révèle, en les accentuant, des choses que
masque la banalité du quotidien.
Mettre la BNF en réseau sur
Numéris, cela n’aurait été bien sûr qu’une solution transitoire : l’Internet,
combiné au progrès des modems, a facilité l'accès aux documents numérisés que
l’ADSL a encore amélioré. Mais si l’on avait ouvert cet accès dès le début des
années 90, cela aurait introduit de nouvelles habitudes, de nouvelles pratiques
de lecture et de consultation. Nous ne serions pas aujourd’hui à la traîne de
Google.
Il en est de même avec le Plan
Câble des années 80. Équiper de fibre optique le réseau de distribution, cela
aurait posé des problèmes par la suite vu l’évolution des techniques optiques ;
mais cela aurait aussi enclenché, autour de la consommation audiovisuelle, de
nouveaux partenariats, de nouveaux marchés, de nouvelles formes de consommation
et de tarification. On ne peut pas refaire l’histoire mais les choses auraient
bougé, et c’est cela que les gens « raisonnables » ont refusé, ces gens qui ont
enterré et ridiculisé le Plan Câble.
Revenons aux livres. La BNF a
mis en ligne le stock des ouvrages numérisés : on peut les consulter à l’adresse
http://gallica.bnf.fr/classique/. 1 200 sont en mode texte,
70 000 en mode image et ce sont les plus émouvants : il est magnifique de
pouvoir lire les Essais de Montaigne dans leur typographie et leur mise
en page originales ! Des liens vers d’autres bibliothèques offrent des
découvertes au curieux.
Les réticences « culturelles »
à propos de la mise en réseau ont eu cependant la vie dure : le serveur de
Gallica est longtemps resté sous-dimensionné et il fallait s’y prendre à
plusieurs reprises pour télécharger un livre (voir Consulter
la BNF sur l'Internet). Cela marche mieux maintenant, même si le service
n'est pas des plus commodes. Mais Gallica reste peu connu et relativement peu
fréquenté. La BNF n’a pas fait de campagne d’affichage dans le métro - et un
stock de 70 000 livres, ce n'est pas beaucoup si l'on pense que sa saisie s'est
étalée sur plus de dix ans.
C’est ainsi que le projet de
Google apparaît comme une immense nouveauté face à laquelle il convient que
l’Europe se mobilise. Il aura fallu un délai de quinze ans, plus une initiative
américaine
provocante, pour qu’une évidence devienne enfin perceptible. Une évidence non
pas technique, non pas réservée aux spécialistes, mais pratique et accessible à
quiconque accepterait de désarmer ses préjugés, d’écouter pendant quelques
minutes, puis de réfléchir.
Désarmer des préjugés !
Écouter ! Réfléchir ! Ce n’est pas ainsi que les choses se passent chez nous...
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