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Choisir ses lectures

30 septembre 2005


Pour lire un peu plus :

- Publier sur le Web
- volle.com, une maison d'édition personnelle

Un ami m’a écrit « Je lis tes réflexions sur ton site avec intérêt. Je les imprime pour les lire et comme le stock augmente, je n’arrive pas à tout lire. C’est, je crois, un sujet de réflexion : trop d’info tue l’info, les RSS et les blogs n’arrangent pas les choses. Nous allons vers une société curieuse, hypercommunicante mais où la compréhension de ce qui est communiqué est en chute libre… Ce déséquilibre va créer des difficultés imprévues. J’attends le philosophe qui théorisera ça. »

*   *

Cette « société curieuse » est née dès la Renaissance, peu après l’invention de l’imprimerie. Avant cette invention, les livres étaient copiés à la main. Ils étaient chers et donc rares. Une bonne bibliothèque contenait au plus quelques centaines de livres, la plupart en latin, quelques-uns en grec, une très petite minorité en hébreu ou en arabe. La liste des titres disponibles était courte. Un européen cultivé (ils étaient eux aussi très rares) se devait d’avoir « tout lu », au moins parmi les titres en latin[1]. Ces érudits partageaient ainsi un même patrimoine de lectures. Ils se distinguaient entre eux par la profondeur de la lecture et non par son étendue.

Mais l’impression des livres a permis de diminuer leur prix. Cela a entraîné l’accroissement de la taille des bibliothèques - et aussi la diversification des titres, car il devenait possible de rentabiliser l’édition de livres nouveaux, écrits souvent non plus en latin mais en langue dite « vulgaire ».

Les érudits tentèrent de continuer à tout lire. Mais quand l’étendue de la lecture s’accroît outre mesure sa qualité se réduit. L’intelligence d’un texte ne s’acquiert que par une lecture lente, attentive et même répétée. « Tout lire » contraignait à survoler les textes et, finalement, à ne plus rien comprendre.

S’il était désormais impossible de tout lire il fallait choisir, donc éliminer. Mais c’était nouveau et pénible. Comment choisir ? Selon quels critères définir son programme de lecture ? Les érudits, qui auparavant avaient tout lu, durent apprendre à avouer « je n’ai pas lu tel livre ». Ils établirent des listes de livres qu’il fallait avoir lu. Elles existent encore aujourd’hui et sont sujettes à des effets de mode. « Comment, vous n’avez pas lu tel livre ? », nous dit parfois un interlocuteur étonné.

*   *

Le développement de l’édition au XVIIIe siècle puis de la presse au XIXe siècle, mettant en circulation une masse de textes médiocres, détendit plus encore l’exigence de « tout lire ». Il convenait, au contraire, d’être sélectif pour ne pas gâcher son temps ni souiller son esprit par des lectures de basse qualité[2].

La sélection suppose que l'on utilise divers types de lecture : on n’a ni le même type de concentration, ni le même œil pour lire le sommaire d’une revue, le résumé d’un article, en survoler certains et lire enfin celui que l’on a sélectionné. Il faut savoir régler la précision de son regard comme le fait un oiseau de proie : la lecture rapide sert à trier ce que l'on va lire et s'accompagne d'une vigilance semblable à celle du chasseur à l'affût. Pour comprendre les textes sélectionnés, il faut cette lecture lente qui était si chère à Nietzsche. Parfois elle révèle la vacuité du texte...

Savoir lire est un art que l'on ne maîtrise jamais assez et dans lequel on peut progresser indéfiniment. Le système scolaire échoue souvent dans l'enseignement de la lecture et produit beaucoup de jeunes gens incapables de déchiffrer un texte. Dans le monde élitiste des ingénieurs, où l'on respecte la vitesse, nombreux sont ceux qui pratiquant la seule lecture rapide passent à côté de la compréhension. D'autres enfin, plaquant sur le texte les émotions qu'éveillent certains des mots qu'il contient, commettent d'étonnants contresens.

*    *

Le Web, les blogs, ne font que pousser plus loin la diversification des textes publiés, donc qu’accroître l’exigence de sélectivité. La lecture intelligente se concentrera sur un nombre réduit de textes, de sources bien choisies, tout en restant attentive aux signaux qui révèlent des sources que l’on avait ignorées et dont l’acquisition permet d’améliorer le programme de lecture. Les moteurs de recherche, même s'ils sont imparfaits, facilitent la détection de ces sources.

Le philosophe qui voudra théoriser tout cela se rappellera la phrase de Descartes : « la lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés[3] ». C’est peut-être en nous interrogeant sur la qualité et la profondeur de nos conversations que nous trouverons la clé du choix des lectures comme de notre façon de lire : il est toujours efficace de concentrer l'analyse sur les activités quotidiennes, familières, et d'y rapporter les autres par analogie. On nettoie ainsi celles-ci des complications sociologiques qui les parasitent. La lecture n'en est pas exempte : certaines personnes s'en servent pour conforter une distinction sociale à prétention culturelle.

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Ce qui est nouveau aujourd'hui, ce n'est pas tant la difficulté du choix des lectures que la publicité et les illusions qui entourent les TIC. On a cru que la maîtrise d'un outil pouvait rendre intelligent, qu'il suffisait par exemple de savoir comment utiliser un téléphone pour savoir téléphoner. La pauvreté des conversations sur téléphone mobile que l'on subit dans l'autobus à Paris montre qu'il n'en est rien. Lorsque l'on surfe sur le Web en cliquant nerveusement sur des liens hypertexte, on n'est pas plus intelligent que lorsque l'on se laisse aller à zapper le soir, vautré devant la télévision.


[1] On lisait à voix haute, l’oreille contribuant alors au déchiffrement. Une personne qui savait lire en silence était considérée comme un prodige : c’est ainsi que nous considérons aujourd’hui celle qui sait déchiffrer en silence une partition musicale.

[2] Une exigence analogue s’applique au spectacle audiovisuel, qui mord sur le temps consacré naguère à la lecture.

[3] René Descartes (1596-1650), Discours de la méthode (1637). Marcel Proust (1871-1922), pour qui la relation avec autrui était douloureuse, a critiqué Descartes dans sa préface à la traduction de Sésame et les Lys de Ruskin (1905) : il trouvait dans la lecture non pas un auteur avec qui converser, mais une source d’émotions intimes.