Un ami m’a écrit « Je lis tes
réflexions sur ton site avec intérêt. Je les imprime pour les lire et
comme le stock augmente, je n’arrive pas à tout lire. C’est, je crois, un sujet
de réflexion : trop d’info tue l’info, les RSS et les blogs n’arrangent pas
les choses. Nous allons vers une société curieuse, hypercommunicante mais où la compréhension de ce qui est communiqué est en chute
libre… Ce déséquilibre va créer des difficultés imprévues. J’attends le
philosophe qui théorisera ça. »
* *
Cette « société curieuse » est
née dès la Renaissance, peu après l’invention de l’imprimerie. Avant cette invention, les
livres étaient copiés à la main. Ils étaient chers et donc rares. Une bonne
bibliothèque contenait au plus quelques centaines de livres, la plupart en
latin, quelques-uns en grec, une très petite minorité en hébreu ou en arabe. La
liste des titres disponibles était courte. Un européen cultivé (ils étaient
eux aussi très rares) se devait d’avoir « tout lu », au moins parmi les titres en latin.
Ces érudits partageaient ainsi un même patrimoine de lectures. Ils se distinguaient
entre eux par la profondeur de la lecture et non par son étendue.
Mais l’impression des livres a
permis de diminuer leur prix. Cela a entraîné l’accroissement de la taille des
bibliothèques - et aussi la diversification des titres, car il devenait possible
de rentabiliser l’édition de livres nouveaux, écrits souvent non plus en latin mais en
langue dite « vulgaire ».
Les érudits tentèrent de
continuer à tout lire. Mais quand l’étendue de la lecture s’accroît outre
mesure sa qualité se réduit. L’intelligence d’un texte ne s’acquiert que par
une lecture lente, attentive et même répétée. « Tout lire » contraignait à
survoler les textes et, finalement, à ne plus rien comprendre.
S’il était désormais impossible de tout
lire il fallait choisir, donc éliminer. Mais c’était nouveau et pénible. Comment
choisir ? Selon quels critères définir son programme de lecture ? Les
érudits, qui auparavant avaient tout lu, durent apprendre à avouer « je
n’ai pas lu tel livre ». Ils établirent des listes de livres qu’il fallait avoir
lu. Elles existent encore aujourd’hui et sont sujettes à des effets
de mode. « Comment, vous n’avez pas lu tel livre ? », nous dit parfois un
interlocuteur étonné.
* *
Le développement de l’édition
au XVIIIe siècle puis de la presse au XIXe siècle,
mettant en circulation une masse de textes médiocres, détendit plus encore
l’exigence de « tout lire ». Il convenait, au contraire, d’être sélectif pour ne
pas gâcher son temps ni souiller son esprit par des lectures de basse qualité.
La sélection suppose que l'on
utilise divers types de lecture : on n’a ni le même type de concentration, ni le
même œil pour lire le sommaire d’une revue, le résumé d’un article, en survoler
certains et lire enfin celui que l’on a sélectionné. Il faut savoir régler la
précision de son regard comme le fait un oiseau de proie : la lecture rapide
sert à trier ce que l'on va lire et s'accompagne d'une vigilance semblable à
celle du chasseur à l'affût. Pour comprendre les textes sélectionnés, il faut
cette lecture lente qui était si chère à Nietzsche. Parfois elle révèle la vacuité du texte...
Savoir lire est un art que l'on ne maîtrise jamais
assez et dans lequel on peut progresser indéfiniment.
Le système scolaire échoue souvent dans l'enseignement de la lecture et
produit beaucoup de jeunes gens incapables de déchiffrer un texte. Dans le monde
élitiste des ingénieurs, où l'on respecte la vitesse, nombreux sont ceux qui
pratiquant la seule lecture rapide passent à côté de la compréhension. D'autres enfin, plaquant sur le texte les émotions
qu'éveillent certains des mots qu'il contient, commettent d'étonnants
contresens.
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Le Web, les blogs, ne font que
pousser plus loin la diversification des textes publiés, donc
qu’accroître l’exigence de sélectivité. La lecture intelligente se concentrera sur
un nombre réduit de textes, de sources bien choisies, tout en restant attentive
aux signaux qui révèlent des sources que l’on avait ignorées et dont
l’acquisition permet d’améliorer le
programme de lecture. Les moteurs de recherche, même s'ils sont imparfaits,
facilitent la détection de ces sources.
Le philosophe qui voudra
théoriser tout cela se rappellera la phrase de Descartes : « la lecture de tous les
bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles
passés ».
C’est peut-être en nous interrogeant sur la qualité et la profondeur de nos
conversations que nous trouverons la clé du choix des lectures comme de
notre façon de lire : il est toujours efficace de concentrer l'analyse
sur les activités quotidiennes, familières, et d'y rapporter
les autres par analogie. On nettoie ainsi celles-ci des complications
sociologiques qui les parasitent. La lecture n'en est pas exempte : certaines
personnes s'en servent pour conforter une distinction sociale à prétention
culturelle.
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Ce qui est nouveau aujourd'hui,
ce n'est pas tant la difficulté du choix des lectures que la publicité et les
illusions qui entourent les TIC. On a cru que la
maîtrise d'un outil pouvait rendre intelligent, qu'il suffisait par exemple de savoir
comment utiliser un téléphone pour savoir téléphoner. La pauvreté des
conversations sur téléphone mobile que l'on subit dans l'autobus à Paris montre
qu'il n'en est rien. Lorsque l'on surfe sur le Web en cliquant nerveusement sur des liens hypertexte,
on n'est pas plus intelligent que lorsque l'on se laisse aller à zapper le soir,
vautré
devant la télévision.
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