La pensée compliquée est simple en fait,
puisque comme toute pensée elle s’appuie sur un nombre fini d’hypothèses ; mais
elle prend soin de masquer sa simplicité derrière un écheveau touffu de concepts
et de relations fonctionnelles, son architecture embrouillant postulats,
conséquences, résultats intermédiaires et hypothèses annexes.
La pensée compliquée est, en pratique,
inutilisable. Elle tourne le dos à l’action. Il arrive d’ailleurs souvent que
sous la complication se cache une incohérence : alors la pensée compliquée n’est
pas seulement inutilisable, elle est nulle.
Les contraintes formelles de la rédaction
des textes scientifiques, bonnes sans doute, permettent à des esprits faibles de
publier des écrits dont le vide est masqué par la complication : c’est ce que
Feynman appelait « pretentious science ».
La complication du modèle singe la
complexité du réel. Elle ne l’égale jamais, mais elle
sature l’attention et le jugement. La personne qui examine un modèle compliqué
est en « surcharge mentale ». Le modèle lui semble alors aussi complexe qu’un
objet réel. Un modèle compliqué sera considéré avec respect par les personnes
qui se défient de la simplicité de la pensée et qui ne croient pas indispensable
de comprendre ce qu’elles lisent. Elles le croient réaliste : et en effet
une des façons de construire un modèle compliqué, c’est d’emprunter à la réalité
un grand nombre de déterminations à partir desquelles on emmêlera un écheveau.
Lorsque l’économiste étudie un phénomène
(comme par exemple, à notre époque, les conséquences du vieillissement de la
population), il peut procéder de deux façons opposées :
-
constituer de petits modèles
« purs » et partiels qui permettent d’isoler et de simuler séparément les divers
aspects du phénomènes (effets de la médecine sur la durée de la vie ; effet des
guerres sur la pyramide des âges ; effet du baby-boom de la dernière
après-guerre etc.) quitte à les recombiner pour procéder in fine à un
calage sur des ordres de grandeur conformes à l’observation. Cette démarche,
dont chaque étape suppose un petit nombre d’hypothèses, est entièrement
maîtrisable par l’intellect ;
-
constituer un gros modèle où
tous les aspects du phénomène joueront simultanément et ajuster les équations
par l’économétrie : alors le modèle paraît « réaliste », puisqu’il est ajusté
sur les données statistiques ; mais sa complexité ne permet pas de distinguer
les divers phénomènes dont il assure la synthèse : il fonctionne comme une
« boîte noire ».
*
*
Un modèle simple est vulnérable dans toutes
ses étapes puisqu’elles sont compréhensibles : il est scientifique au sens de
Popper. Celui qui le présente s’attire souvent la phrase qui tue : « Ce n’est
pas si simple ! ». Mais la réalité n’est jamais aussi simple qu’un modèle,
quelle que soit la richesse de celui-ci, puisqu’elle est complexe alors que le
modèle est fini.
La phrase « ce n’est pas si simple » est
vide puisqu’elle s’applique à tout modèle, fût-il compliqué. La question que
l’on doit se poser n’est pas « le modèle est-il réaliste » puisque dans l’absolu
il ne peut pas l’être, mais « le modèle procure-t-il la
simplification pertinente de l’objet considéré », celle qui permet de raisonner
juste et d’agir efficacement.
Ceux qui refusent la simplicité du modèle
refusent l’apport le plus précieux de la pensée : la sélection qu’elle opère
dans la multiplicité indéfinie des phénomènes pour n'en retenir que la vue
pertinente. La
simplicité de la pensée est un outil pour l’action tout comme l’imperfection de
la mémoire est un outil pour l’intellect. L’oubli sélectif suscite le travail de
synthèse et exerce l’intelligence : tout garder en mémoire, c’est ne rien
comprendre.
De même, tout percevoir, vouloir tenir compte de tous les phénomènes, c'est ne
rien pouvoir faire.
Il faut assumer et cultiver la simplicité de
la pensée. Nous aurons fait un grand progrès lorsque nous rirons de celui qui la
refuse en disant « ce n’est pas si simple ! » et lui rappellerons le « principe
KISS ».
« The work is always: (1) completely un-understandable, (2) vague and
indefinite, (3) something correct that is obvious and self-evident, worked
out by a long and difficult analysis, and presented as an important
discovery, or (4) a claim based on the stupidity of the author that some
obvious and correct fact, accepted and checked for years is, in fact, false
(these are the worst: no argument will convince the idiot), (5) an attempt
to do something, probably impossible, but certainly of no utility, which, it
is finally revealed at the end, fails or (6) is just plain wrong. There is a
great deal of "activity in the field" theses days, but this "activity" is
mainly in showing that the previous "activity" of somebody else resulted in
an error or in nothing useful or in something promising. » (James Gleick,
Genius : the Life and Science of Richard Feynman, Vintage Books 1992 p.
353)
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