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Vers la croissance qualitative

Contribution au colloque « Objectif 3 % : des idées pour une croissance durable » organisé par Rexecode le 14 mai 2003 (publiée dans Des idées pour la croissance, à l'initiative de Michel Didier, Economica-Rexecode 2003)

Certains appellent de leurs vœux la « révolution des mœurs » qui permettra la « décroissance ». Voici leur raisonnement : le volume de la production est corrélé à la consommation d’énergie. Or celle-ci étant d’origine fossile en grande partie, sa croissance suscite à terme un changement climatique catastrophique. Ni les énergies renouvelables, ni le nucléaire ne permettent d’inverser la tendance car les pays pauvres qui s’industrialisent utiliseront l’énergie fossile. D’ailleurs, renoncer à la croissance est réaliste : dans le monde réel, il ne peut exister de croissance illimitée [1].  

On ne peut réfuter ce raisonnement en mettant en doute l’évolution du climat, ni en disant que la catastrophe est non pas prouvée mais seulement probable. La réalité du phénomène a été établie avec rigueur [2].  Et si un médecin vous dit « Avec votre mode de vie, la probabilité de mourir d'un accident cardio-vasculaire dans les dix ans est de 70 % », cela vous décidera à faire plus d'exercice et à vous alimenter autrement. Les médecins de la planète disent : « Avec notre mode de vie, la probabilité d'une évolution climatique catastrophique dans les décennies à venir est de 99 % ». Comment négliger ce signal ?

Admettons donc ce raisonnement. Mais si la consommation d’énergie est corrélée au volume physique de la production (qu’on le mesure par le nombre, le poids, la surface etc.), la croissance peut emprunter un autre chemin, celui de la qualité. La « révolution des mœurs »  doit-elle nous conduire vers la décroissance ou vers la croissance qualitative ?

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Par « qualitatif », nous n’entendons pas nécessairement cette qualité « verticale » qui culmine dans les produits de « haute qualité » (et donc chers), mais plutôt une qualité « horizontale » au sens des « attributs qualitatifs ». Il existe une différence qualitative entre une chemise bleue et une chemise rose : pour celui qui préfère la chemise rose, le rapport qualité/prix de celle-ci est plus élevé.

Il se trouve que sommes entrés dans les années 1970 dans une économie où, pour beaucoup de produits, le coût de production est pratiquement indépendant de la quantité produite : le coût des logiciels est un coût de conception et il en est de même pour les « puces » électroniques. Par contagion, c'est le cas aussi pour les ordinateurs, les commutateurs ; cela s’étend aux avions, aux automobiles etc. : la fonction de coût est devenue (pratiquement) indépendante des quantités produites ; la production est « à coût fixe [3] ».

Cela comporte plusieurs conséquences :

-          les rendements étant croissants [4], chaque secteur est un monopole naturel. Les entreprises de taille moyenne ne peuvent survivre que si elles produisent des « variétés » destinées à un segment de clientèle sur lequel elles se tailleront de petits monopoles [5]. C'est ce qui pousse les producteurs de voitures, cravates, chemises etc. à multiplier les modèles. La diversification se fonde sur un marketing attentif à la diversité des besoins. L’équilibre économique obéit au régime de la « concurrence monopoliste [6] ».

-          alors la richesse ne se mesure plus par la quantité consommée mais par la diversité des produits accessibles : plus celle-ci est élevée, plus est forte (toutes choses égales d’ailleurs) la probabilité que chacun puisse trouver ce dont il a besoin. Le pays le plus riche n'est pas celui qui produit le plus en volume mais celui qui offre à ses consommateurs l’accès à la plus grande diversité de biens [7].

Il est vrai que la « révolution des mœurs » peut s'accompagner d'une évolution vers des produits meilleurs, donc plus chers : la chair d'un poulet fermier est plus goûteuse que celle d'un poulet de batterie, le bon vin meilleur que la piquette. Mais la montée vers des produits de « haute qualité », donc coûteux, n'est qu'un épiphénomène par rapport à la diversification qualitative. Si celle-ci est, dans l'édition, au moins aussi ancienne que l’imprimerie, elle s’est étendue à partir des années 1970 à l’ensemble de l’économie en raison de la place prise alors dans l’appareil productif par les circuits intégrés, les logiciels et les réseaux.

La croissance exponentielle du volume produit rencontre inévitablement une limite, mais on ne peut pas assigner de limite à l’adéquation de l’offre aux besoins des consommateurs. La croissance par la qualité, osons dire par l’intelligence, ouvre donc des perspectives illimitées. Elle suppose toutefois une « révolution des mœurs » dont nous ne constatons aujourd’hui que des signes avant-coureurs, encourageants mais modestes : on rencontre de plus en plus de personnes qui se font gloire de manger peu, de ne pas fumer, d’utiliser leur voiture avec discernement.

Si le monde des rendements croissants est un monde riche, il est dangereux et violent [8]. Pour le civiliser, il faut d’abord l’élucider. Les nations qui, les premières, auront élaboré le cadre institutionnel et symbolique convenable seront avantagées dans la concurrence pour le rayonnement économique et culturel. Jean-Marc Jancovici propose ainsi un référendum européen sur l’évolution climatique [9] : une telle initiative, parmi d’autres, contribuerait à une prise de conscience collective favorable à l’évolution des mœurs comme des institutions.


[1] Pour stabiliser la concentration du CO2 dans l'atmosphère (mieux vaudrait la diminuer), il faudrait limiter les émissions annuelles à 50 % du niveau atteint en 1990. Pour une population de 6 milliards d'individus cela représente 500 kg d'équivalent carbone par personne*an, soit 10 % des émissions d'un Américain en 1998, 25 % des émissions d'un Français, 80 % des émissions d'un Chinois etc. (Jean-Marc Jancovici, L’avenir climatique, Seuil 2002, pp. 186-188).

[2] Climate Change 2001, The Scientific Basis, Contribution of Working Group I to the Third Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change, Cambridge University Press 2001.

[3] Michel Volle, e-conomie, Economica 2000.

[4] Si l’on note y le volume produit et c(y) le coût de production, le rendement est y/c(y) ; c(y) étant ici une constante, le rendement est fonction croissante de y.

[5] Paul Romer, Increasing Returns and New Developments in the Theory of Growth, NBER, 1992.

[6] Steven C. Salop, « Monopolistic Competition with Outside Goods », The Bell Journal of Economics, 1979.

[7] La diversification existe déjà pour certains biens comme les livres. La richesse collective se mesure (toutes choses égales d’ailleurs) par la diversité des titres disponibles. La richesse individuelle se mesure par la qualité de la bibliothèque plutôt que par le nombre de livres qu'elle contient. Il ne serait pas raisonnable de posséder plusieurs exemplaires identiques d’un même livre.

[9] L'avenir climatique, op. cit., p. 275.