Un dialogue par messagerie avec
une moniale de ma connaissance m'a permis de préciser ce qui était esquissé dans
« Dialogue avec un philosophe ». Je le reproduis
ci-dessous. Cette religieuse y est nommée MJ, je suis MV.
* *
MJ, 4 août 2006 : Le
dialogue avec
Pierre Musso est du plus vif intérêt. Je l'ai donc imprimé puis j'ai pris des
crayons de couleur pour entourer les mots qui reviennent souvent. D'abord Musso
parle de la « religion » : elle représente pour lui quelque chose d'important.
De même « sacraliser », « croyance », « foi ». Ensuite arrive la « surévaluation
de la technique », et voilà que la technique prend toute la place. Il n'est plus
question de religion, mais de technique par rapport à la science, puis de
technique par rapport au rêve de l'homme. Puis Musso revient à son idée de
religion : il appelle « religion » son rêve, met ce rêve en action avec la
technique. Il parle même du « dieu technique », de « pensée technicienne ».
Voilà que tu reviens, et
emploies avec insistance le mot « valeur ». Pour toi, les valeurs sont ce qui
est le plus important, qui motive l'action.
MV, 4 août 2006 : Musso sait
parfaitement ce qu'est un symbole, mais il n'avait peut-être pas vu que les
symboles forment le vocabulaire des valeurs. Quant aux valeurs elles-mêmes, que
sont-elles ?
Elles sont ce que l'on
considère comme sacré en ce sens que l'on est prêt à leur consacrer
sa vie et, s'il le faut, à la leur sacrifier.
Chacun, bien sûr, a ses propres
valeurs ; elles constituent, comme le langage, un agencement personnel
d'éléments que la vie nous a apportés et que l'on partage avec les autres. Elles
nous dirigent sans que nous ne le sachions ni le voulions explicitement. D'une
personne à l'autre elles ne sont pas de qualité égale (elles se réduisent
parfois à l'affirmation capricieuse de l'individu), et elles sont presque
toujours incohérentes. Leur mise en ordre demande beaucoup d'énergie, mais ouvre
la seule voie vers le bonheur.
La pensée rationnelle, qui
s'exprime non par des symboles mais par des concepts, ne peut pas assurer cette
mise en ordre. C'est pourquoi Musso croit celle-ci très difficile, voire
impossible. Nous serions condamnés à subir telles quelles les valeurs héritées
de notre éducation ! La sagesse - tu dirais sans doute la conversion - serait
inaccessible !
Cette conception fataliste est
heureusement contredite par une expérience point fréquente sans doute, mais
assez réelle pour servir de contre-exemple.
MJ, 6 août 2006 : Je ne dirais pas
« conversion » là où tu dis « sagesse ». Pour savoir ce que je mets sous
« sagesse », relis le « Livre de la Sagesse » et les Proverbes de Salomon, bref
tous les livres dits « sapientiaux ». Tu y trouveras une mine de réflexions.
Tu as raison d'analyser ce
qu'il faut mettre sous le terme « valeur ». Ce n'est pas la même chose pour
tous, assurément, mais l'objectivité éclaire le dialogue. Tu ne dis rien à
propos des Chinois ?
MV, 7 août 2006 : On peut mettre des
choses diverses sous le mot « sagesse ». La sagesse des Chinois est pratique :
le sage chinois est celui qui, en toute circonstance, saura agir avec justesse.
La sagesse que l'on atteint lorsque l'on a « mis de l'ordre dans ses valeurs »
est d'une autre nature. La sagesse des stoïciens est encore autre chose etc.
Peut-être les diverses sagesses se rejoignent-elles en un même sommet : mais
elles y conduisent par des voies différentes.
Cela fait longtemps que j'ai lu
les livres sapientiaux et je n'y ai sans doute pas compris grand chose à
l'époque. Je vais les lire de nouveau.
MJ, 8 août 2006 : J'ai voulu voir ce
que recouvrait le mot « valeur » qui, à ton sens est si important. J'ai regardé
dans le dictionnaire et j'ai lu « ce que vaut une chose, une personne, son prix,
son mérite, ce qui la fait préférer à une autre ». Donc, son courage, son
savoir-faire, ses compétences, ses possibilités de relation et d'écoute, parfois
sa beauté. Les valeurs, c'est ce qui a du prix, ce qui attire l'estime : « la
valeur n'attend pas le nombre des années », dit Rodrigue dans Le Cid.
Il s'agit surtout des qualités
morales. L'homme de valeur est capable d'actions courageuses, efficaces. Les
valeurs dont nous sommes porteurs, c’est dont nous sommes capables, ce en quoi
nous excellons, ce qui est utile dans nos actions soit pour le bien des autres,
soit pour notre propre avancée. Elles relèvent de l'anthropologie.
Je ne vois pas alors comment le
but de la métaphysique pourrait être de l'ordre des valeurs. La métaphysique, à
mon sens, regarde ce qui est, ce qui existe indépendamment de ce que les hommes
veulent ou ne veulent pas. Un tremblement de terre, un orage, sont indépendants
de la volonté des hommes. C'est un bon exemple d'objectivité : ce à quoi on ne
peut rien, l'être qui nous résiste et même nous domine. Tu te places trop, à mon
avis, au point de vue des possibilités humaines.
Musso appelle « religion » tout ce qui est important
pour lui et toi, tu n'analyse pas assez le sens des mots que tu utilises.
MV, 9 août 2006 : Ce n'est pas en ce sens-là que j'utilise
le mot « valeur ». Il ne me sert pas pour désigner la valeur d'une
personne, mais les valeurs qui l'orientent et déterminent ses intentions.
Les valeurs dont nous sommes
porteurs, ce n'est pas « ce dont nous sommes capables ». C'est, si je peux me
répéter, ce que nous considérons comme sacré en ce sens que nous lui
consacrons notre vie, que nous sommes prêts à la lui sacrifier s'il
le faut. C'est aussi ce à quoi nous sommes fidèles, ce en quoi nous avons
foi (fides). C'est ce qui donne sa structure à notre personne.
Je crois ne pas me tromper, par
exemple, en disant que tes valeurs s'organisent autour de la personne du
Seigneur
Jésus, de sa parole telle que tu la reçois et la médites. Tu m'accorderas sans
doute que cette méditation ne peut pas avoir de fin : si ces valeurs t'orientent
et déterminent tes intentions, le but qu’elles indiquent n'est pas de ceux que
l'on puisse atteindre et posséder. Je préfère, pour désigner une telle
orientation, le mot foi (au sens de fidélité) à celui de
croyance qui évoque une possession.
D'autres personnes ont d'autres
valeurs que les tiennes, et parfois ces valeurs ne valent pas grand chose.
Certaines sont, par exemple, orientées par l'affirmation de leur propre
individualité, de leurs émotions, de leur image aux yeux des autres etc.
D'autres sont orientées par une peur de la mort qui éveille leur haine envers
leur propre humanité, l'humanité des autres, et leur inspire un désir de dominer
et d'humilier que l'on qualifiera trop vite d'énergie. Ou bien, dernier exemple,
d'autres encore sont orientées par une peur de la nature, du rapport avec les
choses et les êtres, qui les fait s'endormir sous une anesthésie que l'on
qualifiera trop vite de modestie.
Nous connaissons, toi et moi,
des personnes qui adhèrent à l'une ou l'autre de ces valeurs. Elles les
expriment, les promeuvent, les défendent. La littérature, la philosophie, la
conversation en portent les traces, nous en subissons l'influence : c'est
pourquoi nous sommes, au moins pendant une période de notre vie, écartelés par
des valeurs contradictoires.
La religion elle-même nous
confronte à des valeurs ambiguës : à côté de la pure fidélité à Jésus on y
trouve de la superstition, du sentimentalisme, la tentation du pouvoir, des
hérésies mal digérées ; à côté de l'Église, assemblée des fidèles, on trouve
l'Église institutionnelle qui, comme toute institution, sera continuellement
tentée de trahir sa mission. Ces ambiguïtés, si troublantes, sont le prix dont
on doit accepter de payer l'incarnation. Elles sont inévitables : il faut
« faire avec » et tu es mieux placée que moi pour savoir combien cela peut être
douloureux.
Oui, la métaphysique est la science de l'être en tant que tel, mais dès que l'on
veut définir ce qui est on tombe dans une impossibilité car l'existence
est rebelle à la définition - à moins que l'on ne dise que ce qui est, c'est ce
que vise une orientation juste. Alors la question se déplace : qu'est-ce qu'une
orientation juste ? C'est celle qui est indiquée par des valeurs elles-mêmes
justes. Mais qu'est-ce que des valeurs justes ? On ne peut pas les posséder, on
ne peut que les chercher et on n'en finit pas. Mais une valeur suprême oriente
la mise en ordre de nos valeurs ; on peut lui donner le nom de fidélité,
ou encore de foi.
Ce qui est un peu étrange, mais réconfortant, c'est que des personnes diverses,
partant de points de vue différents, puissent converger, s'orienter, vers une
même constellation de valeurs. Le penseur, le sage et le fidèle, à condition
d'être fermes et loyaux, se rencontrent autour d'un même foyer. N'est-ce pas ce
foyer qui, méritant le nom de « réalité », serait l'objet légitime de la
métaphysique ? Bien qu'il soit situé à l'intérieur de nous-mêmes, il est unique
et donc objectif, car il ne dépend pas des caprices de notre
individualité.
MJ, 9 août 2006 : Merci, tu écris
mieux pour moi que pour Musso. Je tâcherai de te répondre mais ce ne sera pas
une controverse car dans l'ensemble, je suis d'accord. Relis les livres
sapientiaux, ta définition de la sagesse y gagnera.
MV, 9 août 2006 : La conversation
oblige à préciser des choses que l'on aurait, sinon, laissées dans l'implicite.
Et comme cela me fait plaisir que nous nous trouvions d'accord « dans
l'ensemble » ! |