| Un de mes amis a publié un article consacré aux droits de l'homme 
dans lequel j'ai lu les phrases suivantes : "Je demande qu’on permette de douter 
même de l’évidence. Je dois pouvoir penser et dire que la Terre est plate". 
Non, lui ai-je écrit, tu ne peux ni penser ni dire que la Terre 
est plate : la sphéricité approximative de la Terre est un fait d'observation et 
notre pensée, notre parole doivent se courber sous le joug de l'expérience.
 "La déraison fait partie de la liberté de l'esprit, m'a-t-il 
répondu, et il vaut mieux proclamer ce droit pour tenir en échec le dogmatisme".
 *     * Lorsque Érasme publie Éloge de la folie il dit lui-même 
que c'est pour s'amuser. Il y a de la profondeur dans cet amusement, mais on 
aurait tort de le prendre au pied de la lettre. Dire, comme mon ami, que "la 
déraison fait partie de la liberté de l'esprit", c'est ignorer que la folie 
emprisonne celui qui la subit - et aussi qu'elle est, pour tout esprit en état 
de marche, une tentation constante dont il doit se défier.  Notre cerveau produit continuellement des idées et des images 
saugrenues, dont pourquoi pas celle d'une Terre plate. L'expérience, 
l'observation servent de garde-fou au sens le plus précis du terme.  Peut-on donc penser et dire que la Terre est plate ? Cela 
dépend du moment et du lieu. Dans notre lit, le matin, lorsque nous émergeons du 
rêve, nous sommes libres de penser et de marmonner n'importe quoi : n'avons-nous 
pas rêvé que nous volions, que nous sautions du haut d'une falaise, que nous 
nagions au fond de l'océan ?  Mais lorsque, éveillés, nous vivons et agissons dans le monde 
réel et tenons notre place parmi les autres, nous n'avons plus le droit de tenir 
de tels propos. Dire que la Terre est plate, en effet, c'est nier ce que nous 
ont appris les marins, les géographes, les physiciens et qu'attestent enfin les 
photographies prises par les cosmonautes. Bref, c'est affirmer n'importe quoi.
 Si l'on est libre d'affirmer n'importe quoi, je peux affirmer 
que je suis la réincarnation de Jésus-Christ. Vous direz que je suis fou. Je 
répondrai, empruntant à mon ami sa phrase, que "la déraison fait partie de la 
liberté de l'esprit". Vous direz alors sans doute que le propos s'annule 
lorsqu'il s'affranchit de toute contrainte et vous aurez raison : la liberté de 
pensée est bornée par le constat des faits comme par les exigences de la 
logique. *     * Mon ami entendait s'opposer au dogmatisme. Mais il n'a pas vu 
que la vérité comporte plusieurs étages, plusieurs étapes. La vérité d'un fait 
ne se discute pas : la bataille de Waterloo a eu lieu, c'est un fait qu'il 
serait absurde de  nier même si nous ne l'avons pas vu se produire de nos 
yeux. La vérité apodictique ne se discute pas non plus : si telles hypothèses 
sont posées, alors il en résulte logiquement telle conséquence.  Ce qui peut et doit se discuter, c'est ce qui se trouve en 
dehors de la portée de l'expérience comme de la déduction et c'est là le 
territoire du dogme. La sainte trinité, la divinité de Jésus, la virginité de 
Marie, l'immaculée conception, l'assomption, l'infaillibilité pontificale etc. : 
voilà des dogmes auxquels, en effet, chacun doit être libre d'adhérer ou non. De même les hypothèses sur lesquelles sont bâties les théories 
scientifiques ne sont que des hypothèses : si elles ne sont contredites 
par aucune des expériences que l'on a su faire, il se peut qu'elles soient 
contredites demain par une expérience à laquelle personne n'a encore pensé. 
Alors, et quelle que soit leur qualité synthétique, il faudra les réviser.
 Cela ne leur enlève rien de leur valeur. La vérité n'est pas, 
dans le domaine de la pensée, le critère ultime de la qualité : rien n'est plus 
vrai qu'une tautologie, pourtant elle n'apporte rien.  Les modèles théoriques sont toujours hypothétiques, en outre 
inévitablement simplificateurs. Ils répondent en effet à une ambition pratique : 
rendre compte de l'expérience sous la forme synthétique qui permet à la pensée 
de progresser, à l'action de se manifester. Ils ne portent pas le même 
coefficient de vérité que le compte rendu des faits ou qu'un raisonnement 
déductif, dont ils 
apportent cependant une synthèse précieuse. *     * Se prétendre libre de penser et de dire n'importe quoi, c'est 
renoncer au garde-fou de l'expérience et de la logique. Comme la parole est un 
acte social, c'est aussi s'arroger le droit de désorienter ceux qui ne savent 
pas faire le tri dans ce qu'ils entendent,  se faire complice des médias 
qui diffusent une représentation du monde  proche de celle que nous 
rencontrons dans nos rêves.  Vous estimez-vous libre de penser, de dire, que l'on peut sans 
dommage sauter du haut d'une falaise, prendre l'autoroute à contresens, 
poignarder un ami etc. ? Soyez prêt, alors, à assumer les conséquences pratiques 
de vos propos. La pensée, la parole ne sont pas gratuites. |