Aucune pensée ne peut rendre compte de
l’ensemble des propriétés du monde de la nature
(y compris de la nature humaine et sociale). Il suffit pour s’en convaincre de
considérer une tasse de café et de tenter de la décrire. Chacune de ses
propriétés relève d’un schéma conceptuel (donc abstrait) : sa forme
géométrique, à la précision de laquelle on ne peut assigner de limite ; ses
origines culturelles, économiques, industrielles ; sa composition chimique ; la
position et les mouvements des molécules, atomes, particules qui le composent
etc. Chaque objet concret assure ainsi de facto la synthèse d’un nombre
indéfini de déterminations abstraites. Il est donc en toute rigueur
impensable : c’est ce que transcrit l’adjectif « complexe ». Il en est de
même a fortiori du monde de la nature lui-même, ensemble des objets
concrets.
La connaissance ne pouvant pas atteindre
l’absolu, l’absolu est inconnaissable. Cela désespère certaines personnes, mais
n’ont-elles pas tort de désespérer ? N’est-il pas suffisant de disposer d’une
connaissance qui, en pratique, permette d’agir, de faire ce que l’on a à faire ?
Le critère de la connaissance, est-ce autre chose que l’action ?
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Sur chaque objet concret, nous disposons non
d’une connaissance complète mais de « vues » dont chacune permet de le
considérer à travers une « grille » conceptuelle particulière. Si je ne peux
parler d’une mesure précise de ma tasse de café, toute mesure étant
grossière par rapport à un ordre de précision supérieur, je peux dire que la
mesure est « exacte » si elle me permet de faire sur l’objet un raisonnement
exact, c'est-à-dire adéquat à mon action : je peux calculer l’ordre de grandeur
de sa densité à partir de mesures approximatives de sa masse et de son volume,
inférer de l’examen de sa composition chimique une évaluation qualitative de sa
fragilité … ou tout simplement boire mon café.
L’objet étant sujet à un nombre indéfini de
déterminations, il existe un nombre indéfini de « vues » a priori
logiquement équivalentes. Cependant certaines seront plus utiles en pratique
pour un sujet placé dans une situation particulière, que ce sujet soit
individuel ou social : ce sont les vues qui sont en relation avec son action,
avec l’articulation entre sa volonté et l’objet considéré comme obstacle ou
comme outil. Ces vues-là sont « pertinentes » ainsi que les observations et
raisonnements que le sujet peut faire en utilisant les catégories selon
lesquelles elles découpent l’objet.
Le spectacle d’une rue, par exemple,
conjugue des déterminations historiques, architecturales, sociologiques,
économiques, urbanistiques, physiques, esthétiques etc. Cependant le conducteur
d’une automobile limite son observation à quelques éléments : signalisation,
bordures de la voie, obstacles dont il estime la vitesse et anticipe les
déplacements. Cette grille fait abstraction de la plupart des aspects de la rue
mais elle est adéquate à l’action « conduire une automobile ». Le conducteur qui
prétendrait avoir de la rue une représentation exhaustive saturerait sa
perception et serait un danger public.
Les grilles à travers lesquels nous
percevons le monde nous en donnent une vue sélective ; il s’agit d’un
langage
qui évolue plus ou moins vite selon les domaines (les nomenclatures de la
science ou de la vie courante changent moins souvent que celles de
l’entreprise). Ainsi le cadre conceptuel que nous utilisons est construit ;
il porte la trace de choix pour partie intentionnels, pour partie
conventionnels. Mais cela ne veut pas dire que les faits eux-mêmes soient
construits, comme le disent trop vite les apprentis philosophes.
En effet si tout cadre conceptuel, même
pertinent, reflète le monde de façon partielle, ce reflet n’en est pas moins
authentique. L’automobiliste qui arrive à un feu de signalisation ignore les
détails de l'architecture des immeubles alentour mais il voit ce feu, ce qui lui
permet de l’interpréter et d’agir. Même si sa grille ne lui révèle pas la Vérité
du Monde, elle lui permet de savoir si le feu est vert, orange ou rouge. La
couleur du feu ne relève plus alors d’une hypothèse mais constitue un fait
d'observation dont il doit tirer les conséquences pratiques.
Si aucune observation ne peut être
exhaustive, elle peut être exacte, suffire pour alimenter un raisonnement
exact. Celui-ci peut souvent se satisfaire d’ordres de grandeur, ce qui détend
l’exigence de précision. La réalité, si elle n’est pas Pensable dans l’Absolu,
est ainsi en pratique pensable pour notre action, pour vivre dans le monde et y
graver nos valeurs.
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Nous trouvons « naturelles » nos grilles
habituelles ; nous qualifions d’« objectives » les observations réalisées selon
ces grilles. Pourtant la façon dont la pensée découpe ses concepts évolue selon
les besoins et elle est, en ce sens, subjective :
1) La classification des métiers et niveaux
de formation, « concrète » pour les personnes dont elle balise la carrière, n’a
rien de naturel
: la catégorie des « cadres », qui appartient désormais au langage courant en
France, n’existait pas avant les classifications Parodi de 1945.
2) La classification des êtres vivants a
évolué de Linné, Jussieu et Darwin à la « cladistique » contemporaine.
Fondée sur la comparaison génétique, cette dernière a introduit des
bouleversements : le crocodile est plus proche des oiseaux que des lézards ; les
dinosaures sont toujours parmi nous ; les termes « poissons », « reptiles » ou
« invertébrés » ne sont pas scientifiques.
3) La classification des
activités économiques
a pris pour critère au XVIIIe
siècle l’origine de la matière première (minérale, végétale, animale)
conformément à la théorie des physiocrates. Au milieu du XIXe
siècle les controverses sur le libre échange ont conduit à un découpage selon
l’usage du produit fabriqué. A la fin du XIXe
siècle, le critère dominant fut celui des équipements : le souci principal était
l’investissement. Depuis la dernière guerre les nomenclatures sont construites
de façon à découper le moins possible les entreprises (« critère
d’association ») car l’attention se concentre sur les questions d’organisation
et de financement.
4) Au XVIe
siècle on regroupait les faits selon des liens symboliques : pour décrire un
animal le naturaliste évoquait son anatomie, la manière de le capturer, son
utilisation allégorique, son mode de génération, son habitat, sa nourriture et
la meilleure façon de le mettre en sauce.
Plus près de nous, il a fallu du temps pour réunir les phénomènes magnétiques et
électriques, puis reconnaître la nature électromagnétique de la lumière.
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