La grande provocation
(suite)
9 février 2003
(voir "11
septembre 2001 : la grande provocation")
Les médias sont pleins de la
dispute entre la France et les États-Unis. Des deux côtés, la presse publie
des invectives qui n’honorent personne : le Wall Street Journal
demande si les Français savent lire (entendez : « lire la résolution
1441 de l’ONU ») et il traite Jacques Chirac de voleur et de menteur.
Les journaux français ne sont pas en reste.
76 % des Français sont
hostiles à la guerre contre l'Irak, même si celle-ci est décidée par le
conseil de sécurité de l'ONU. Certains Américains
félicitent la France de résister à une guerre qu’ils estiment inutile. En
effet, si la presse américaine est pratiquement unanime (un journal doit bien équilibrer ses
comptes...), il n’en est pas de même de l’opinion publique. La
minorité qui s’oppose à la guerre s’est fortement accrue ces derniers mois
Depuis août 2002 la proportion
des Américains qui désapprouvent la politique envers l’Irak a oscillé entre
31 % et 46 %, soit autour d'un bon tiers de la population.
Cette politique est en effet
contraire à toutes les traditions d’un pays essentiellement pacifique, sinon
pacifiste. Jamais jusqu’ici l’Amérique n’a livré de guerre préventive,
concept profondément « un-American ».
Avec sagesse, elle ne s’est jamais décidée au combat avant d'avoir épuisé
tous les autres moyens : « le bon général est celui qui sait vaincre
sans livrer bataille », disait Sunzi. Lorsque les Anglais et les Français
ont attaqué l’Égypte en 1956, l’Amérique a condamné cette agression dans
les termes même que l’on pourrait opposer à George W. Bush
aujourd’hui.
Le désir d’utiliser, de
montrer sa force militaire pour s’imposer au monde révèle une faiblesse intime. George W. Bush, quand il roule ses épaules
d’un air faraud, ne semble ni vraiment énergique, ni bien solide. En attaquant il obéirait
d'ailleurs très exactement à la provocation d’Oussama ben Laden. La destruction du World
Trade Center n’était pas seulement un geste d’hostilité envers les États-Unis ;
c’était surtout, de la part d’un stratège à l’intelligence perverse, un
coup de partie visant à provoquer la réaction américaine favorable à ses
vues.
Oussama ben Laden est un créateur d’empire doublé d’un amateur de
risque, configuration des plus dangereuses. Il veut donner un coup de pied dans
l’architecture politique des pays musulmans, qu’il estime vermoulue, afin de tirer
parti des opportunités que lui procurerait son effondrement. Il se sert de la puissance américaine
comme d'un bélier : le coup de boutoir en Irak, propre à déstabiliser tout
le Moyen-Orient, comblerait ses vœux, fût-ce au risque d’une guerre mondiale
d’un nouveau type.
George W. Bush agit ainsi, dans sa façon de faire la guerre au terrorisme, comme un pantin
manipulé par Oussama ben Laden : car c'est le B A BA de l'art militaire que de
combattre les terroristes par le renseignement, l'infiltration, le retournement,
en fomentant des dissensions dans leurs rangs, en coupant leurs circuits
financiers (voir La boite noire), en promettant l'impunité aux
repentis, enfin en prenant les mesures politiques, économiques et symboliques
qui tarissent leur recrutement. Utiliser contre eux une armée classique avec
ses avions, ses chars, ses bombes, ses milliers de fantassins, c'est élargir à
l'infini leur recrutement : Ariel Sharon nous en apporte chaque jour la démonstration par l'exemple.
Je ne suis pas un pacifiste, car
tout pays désarmé sera la proie des prédateurs. Mais les écervelés qui font
parade de vertus militaires me remémorent quelques épisodes pénibles de notre
propre histoire. Nous avons, nous aussi, connu ces moments où le simple effort
de réflexion stratégique était traité de sottise, voire de couardise et de connivence avec
l'ennemi (je pense aux réflexions d'un de Gaulle sur la mécanisation des
armées dans les années 30, ou à celles d'un Leclerc sur l'Indochine en 1946). Cela s'est toujours mal terminé.
S'il s'agissait avec l'Irak
d'une partie de poker (ici, pour contraindre Saddam Hussein à prendre sa
retraite), il faudrait admirer le sang-froid de ces joueurs. Mais on ne déplace
pas des dizaines de milliers de soldats pour les faire revenir à la maison sans
avoir utilisé leurs armes ni essayé leurs techniques les plus récentes. S'il
s'agissait d'ailleurs vraiment d'éradiquer les "armes de
destruction massive" d'autres pays devraient être inspectés, en tout
premier les États-Unis eux-mêmes : ce sont eux qui en possèdent le plus.
Pendant ce temps le
Pakistan se fournit en fusées auprès de la Corée du Nord à qui il vend
du plutonium : deux pays instables se dotent ainsi de missiles nucléaires
à longue portée. George W. Bush (encore lui !) a adopté envers la Corée du Nord une
attitude provocante qui la pousse au désespoir et qui inquiète les Coréens
du sud et les Japonais (voir le Wall Street Journal).
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