Quelle "sécurité" ?
14 février 2001
Ne pensez-vous pas que l'on parle trop de
"sécurité" ces jours-ci ?
A La Défense, une bagarre digne de la
"guerre des boutons" (pas un blessé, pas une vitre cassée) émeut,
dit-on, toute la France. On prétend que Paris vit dans l'insécurité. Quelle
insécurité ?
Je prends tous les jours le RER, ligne A,
direction banlieue est. J'y côtoie des gamins ou de jeunes adultes de toutes
couleurs à casquette, chaussures de jogging, pantalon flou, blouson de sur-vêt
et anorak matelassé, souvent le baladeur aux oreilles. Certes ils ne me
ressemblent pas. Mais ils ne menacent pas ma sécurité et leur jargon est
plutôt distrayant.
Un jour deux voyous se sont intéressés à mon
téléphone mobile. Ils l'auraient piqué si d'autres personnes n'étaient pas
montées dans le wagon. Une autre fois ma femme, pourtant prudente, s'est fait
voler son porte-monnaie par un pickpocket bien entraîné. La carrosserie de ma
voiture a été rayée quelquefois, etc. Mais il n'y a pas de quoi crier à
l'insécurité. Nous ne sommes pas dans une de ces villes africaines ou
américaines où chacun est prêt à se servir d'une arme.
Sommes-nous donc un pays de vieux qui réclament le
calme précurseur de la mort et ressentent comme une menace la proximité de
personnes différentes d'eux ? L'autre jour des enfants jouaient à la corde à
sauter dans la cour, gracieux comme des moineaux. Une dame a
ouvert sa fenêtre pour leur dire que le bruit la gênait. Ils sont partis à mon
grand regret. Sans doute cette pauvre folle est-elle gênée aussi par les chants
d'oiseaux.
Avez-vous vu dans "Le Monde" ce
titre en première page : "10 % des femmes françaises subissent des
violences conjugales". Diable, c'est grave : 10 % de femmes battues, nous
serions de vrais salauds. Mais en lisant l'article, je vois que l'on classe
les injures parmi les violences conjugales. S'engueuler en famille, ce serait "violent". Le politiquement correct
gagne du terrain, le langage perd son relief et ne retient que des contrastes
absolus ; un message symbolique devient alors aussi grave et aussi intolérable
qu'une violence physique.
Il existe pourtant chez nous de vraies questions
de sécurité ou d'hygiène publique. Les accidents de voiture tuent et blessent pour de vrai,
les excès de vitesse sont notre
maladie nationale (qui nous menace bien plus que la vache folle). Mais
personne n'envisage de brider les moteurs de nos voitures. Par ailleurs, combien de personnes
âgées se cassent chaque année le col du fémur après avoir dérapé sur une crotte de
chien ? quel effet cela fait-il aux aveugles (pardon ! aux mal-voyants) et aux
distraits (pardon ! aux non-attentifs) lorsqu'ils glissent sur ce qu'il faut
bien nommer une merde ? N'existe-t-il pas un risque de maladies transmises du
chien à l'homme par les excréments ? Sans doute la
crotte de chien est-elle sacrée dans les pays riches, comme la voiture : on en
parle peu, et on ne sait que faire.
Luttwak dit
que le besoin maladif de sécurité compense un risque économique refoulé. Les
Américains, d'après lui, seraient de grands amateurs de répression (toujours
plus de prisonniers, des peines non compressibles, davantage de condamnés à mort,
etc.) parce qu'ils ont peur pour leur emploi, leur maison hypothéquée, leur
épargne exposée aux risques de la Bourse, etc. Ils ont élu (mal, c'est vrai)
un président qui semble lui aussi aimer la répression. Deviendrons-nous comme ces
malheureux, à force de les copier et de ne voir que leurs films ? Voyez-vous, dans
la vie courante, des
revolvers dégainés, des poursuites en voiture, des policiers monter à
l'assaut d'un appartement, des gangsters s'entretuer, des automobiles exploser, des tribunaux
où l'on dit "Objection votre Honneur" ? non, je présume ; mais c'est
la formation audiovisuelle que vous recevez.
Je vais manger un bon bifteck : c'est, de nos
jours, une des façons de résister au bourrage de crâne.
(Cette fiche a pour suite "Encore
la sécurité")
|