Dans les commentaires sur
l’affaire de la SNCM, deux discours s’opposent : d’un côté l’apologie de la
concurrence, de la privatisation, censées pouvoir seules répondre aux
contraintes économiques ; de l’autre la défense de l’emploi, du « service
public », de l’intervention de l’État dans l’économie.
Le caractère doctrinaire de ces
deux discours est révélé par une absence significative : jamais on ne
mentionne les clients de la SNCM comme partie prenante à cette affaire, ayant
des besoins auxquels cette entreprise répond. Si l’on évoque les clients, c’est
seulement pour parler de ceux qui sont victimes des événements, bloqués, pris en
otage.
* *
Des manifestants ont jeté un
camion à l’eau dans le port de Bastia afin d’empêcher l’appareillage d’un ferry
de la Corsica Lines, compagnie concurrente de la SNCM. Les passagers de
ce ferry ne font-ils pas pourtant partie du « public » que ces
manifestants revendiquent de
« servir » ? Ce serait à n’y rien comprendre si l’on ne percevait pas
l’ambiguïté de l’expression « service public ».
Dans son acception conforme à
l’idéal républicain, à la res publica, la « chose publique », il s’agit
du service du public : l’agent de l’État est le domestique du citoyen
qu’il se fait un honneur de respecter et de servir. C’est ainsi qu’Anicet Le
Pors définissait la mission de la fonction publique lorsque j’appartenais à son
cabinet.
A cette conception républicaine
s’oppose une autre conception, héritée de l’ancien régime : celle du
corporatisme vu non comme une association visant à la compétence
professionnelle de ses membres (c’est l’aspect positif des corporations), mais
comme une forteresse campée au cœur de la société pour y défendre des
« avantages acquis » et en acquérir, si possible, plus encore.
* *
Un critère républicain
parfaitement clair trace la limite entre le droit de grève et de manifestation,
d’une part, et d’autre part l’abus à tendance insurrectionnelle ou fascisante :
c’est le respect du public. Lorsque des routiers bloquent les routes, ils
abusent. Lorsque les marins de la SNCM gênent les clients de leur entreprise, ou
d’une autre, ils abusent.
Mais l’ambiguïté de
l’expression « service public » permet de revêtir de nobles prétextes les
démarches les plus intéressées ou les plus folles, dont les auteurs exigent une
solidarité que l’on devrait leur refuser.
Sans doute les excités qui se
sont emparés d’un navire, initiative bouffonne, ne méritent pas d’être traités
comme de véritables pirates ; mais ils méritent une sanction ne serait-ce que
pour conserver sa dignité au droit de grève et de manifestation. Il est
troublant que des syndicats sérieux, responsables, soutiennent des gens qui ne
sont pourtant plus des camarades, mais des délinquants.
* *
Il faut dire que le public
lui-même est d’une lâcheté consternante. Certes, les personnes directement
gênées protestent. Mais beaucoup d’autres, heureuses semble-t-il du mauvais
exemple qui leur est donné et qui pourra servir de précédent quand elles
voudront défendre leur propre corporation, sont complices. 72 % des Français,
d’après un sondage, trouvaient « sympas » les routiers qui bloquaient les
routes : sympathie étonnante, proche du syndrome de Stockholm.
Si nous sommes des partisans
républicains du service public, nous devons penser d’abord à la qualité du
service rendu au public, à la satisfaction de chacune des personnes qui le
composent. Qui sont les clients de la SNCM, le savez-vous ? Des Corses, des
« Continentaux », des Nord-africains ? Des touristes, des commerçants ? Comment
les voyages vers la Corse se répartissent-ils entre l’avion et le bateau ?
Comment, d’ailleurs, et par quelles compagnies la Corse est-elle desservie ?
Quelles sont les lignes que dessert la SNCM ? Quelles seraient les conséquences
si elle déposait son bilan ?
Ce n’est pas sous cet angle-là
que les choses sont présentées. Écoutez les politiques, les syndicalistes :
personne ne parle des clients, des utilisateurs, du service qui leur est rendu
et sans lequel ni la SNCM, ni ses emplois n’ont de raison d’être.
Partir du service, de la
finalité de l’entreprise, ce serait pourtant la meilleure façon de tirer au
clair des questions économiques auxquelles ni la doctrine de la concurrence et
de la privatisation, ni celle de la préservation des acquis ne répondent.
Lorsque la mécanique des
pouvoirs et des institutions prévaut sur leur finalité, il n’en faut pas
beaucoup pour que se confrontent l’insurrection et la répression. L’excitation
monte, le sens des proportions et des responsabilités s’évapore. Tout cela
serait ridicule, et ne mériterait qu’un haussement d’épaules, si ce n’était pas
si dangereux.
|