Une amie m’a dit « je ne m’intéresse qu’à la
réalité ». Voilà une saine priorité !
Quoi de plus réel qu'une maison ? Elle pèse, de
tout le poids de ses matériaux de construction. Elle occupe un volume qu’elle
découpe en étages, couloirs et pièces. La circulation de l'air et des personnes
est contrainte à passer par ses ouvertures.
Mais en la considérant comme un objet physique,
aurons-nous tout dit ? Non, car avant d’être construite la maison a été un
projet. Le maître d’ouvrage et le maître d’œuvre ont dû discuter son plan.
Certaines de leurs décisions ont été prises en cours de chantier. Résultant d’un
projet, la maison pourra en outre par la suite faire l’objet d’autres projets :
déplacer une cloison, modifier le contour d’une ouverture, ajouter un étage ou
adjoindre un bâtiment latéral.
Ainsi, à sa réalité physique massive est
associée, sur un autre plan, la réalité des intentions qui ont suscité sa
construction et susciteront ensuite des modifications. Ces intentions,
notons-le, s’expriment non seulement dans l’organisation de l’espace mais aussi
au plan symbolique : par ses proportions comme par ses détails la maison énonce,
dans la langue de l’esthétique, un rapport au monde, une position sociale, une
filiation culturelle.
La maison nous fournit une métaphore
des artefacts que fabrique l’être humain et en particulier des
institutions, qu’il s’agisse de l’Église, de l’entreprise, du droit etc.
* *
Toute institution répond à une intention et
remplit donc une mission. Pour pouvoir le faire effectivement, elle doit
se doter d’une organisation.
Nous appellerons incarnation la relation
entre mission et organisation : il s’agit en effet de l’acte par lequel la
mission prend chair et se dote du point d’appui physique nécessaire à sa
réalisation (on pourrait, certes, utiliser pour décrire ce processus d'autres
mots que mission, incarnation et organisation : que le
lecteur se sente libre de les remplacer par les termes qui lui conviendront le
mieux).
Une mission sans organisation n'est qu'une
velléité : il faut une organisation pour concrétiser la mission, la mettre en
œuvre, l’incarner dans le monde.
Ceux qui sont familiers de la culture chinoise
reconnaissent ici le couple que forment le yáng 陽 (masculin, sud, soleil) et le
yīn 陰 (féminin, nord, ombre), ou encore le ciel 天 tiān et la terre 地 dì : d’un
côté l’impulsion, l’intention ; de l’autre la réalisation, la concrétisation[1].
On retrouve ce couple dans le judaïsme, avec la relation entre le créateur et sa
création. L’islam et le christianisme en ont hérité, et l’incarnation de Dieu
dans un être humain est le fait central du christianisme.
* *
Parfois la mission reste implicite
ou ambiguë. Quelle est la mission d'un
transporteur aérien : faire voler des avions, transporter des passagers et
du fret, ou fournir l'ensemble des services associés au transport aérien ?
Quelle est la mission de l'ANPE : contribuer à l'intermédiation du marché du
travail, apporter aux chômeurs une assistance psychologique, ou administrer le
service public de l'emploi ? Quelle est la mission d'un
opérateur télécoms : assurer la communication entre des téléphones, ou
fournir l'ensemble des services qui assurent et exploitent l'ubiquité logique ?
La formulation de la mission est ainsi souvent, dans l'institution, l'occasion
de conflits souvent confus, mais d'autant plus violents, entre valeurs antagoniques.
L'organisation rassemble les moyens humains,
matériels, financiers, et les procédures de travail nécessaires à la réalisation
de la mission. Elle définit les biens et services finals qu'elle va fournir, le
réseau de distribution qui les mettra à la disposition des utilisateurs, les
services support et biens intermédiaires qu'elle produira pour son propre usage.
Elle structure les sphères de décision légitime en directions et services. Elle
recrute et forme son personnel, définit ses processus de travail, édicte des
normes, élabore son système d'information. Elle finance son capital fixe et son
besoin de fonds de roulement. Elle s'installe dans des immeubles. Elle s'insère
ainsi dans le monde de la nature (nature physique, mais aussi sociale et
humaine), où réside ce que nous appellerons pour faire court la physique
de l'entreprise :
Cela donne à l'entreprise une consistance solide, parfois
impressionnante, qui remplit tout comme le fait la maison une fonction à la fois
pratique et symbolique. Dans l'agencement, dans le décor et jusque dans l'odeur
de son hall d'entrée, de ses couloirs, bureaux et salles de réunion, dans la
tenue vestimentaire et la tonalité des conversations, enfin et surtout (si on
peut l'examiner) dans son système d'information, l'institution transcrit sa mission
selon une personnalité qui, pour ne pas être celle d'un être humain, n'en
est pas moins particulière et parfaitement reconnaissable.
* *
Le fonctionnement quotidien de
l'organisation est celui d'une machine obéissant à des règles pratiques et
administratives : or ce mécanisme tend naturellement, nous verrons pourquoi, à s'émanciper de la mission.
Cependant l'incarnation se prolonge
dans la durée, à travers l'action de personnes qui font leur travail avec soin,
avec minutie même, mais sans perdre de vue la mission et en s'affranchissant,
si nécessaire, du caractère machinal des procédures. Elles les
interprètent en les respectant, tout comme le bon musicien
interprète une partition.
En écrivant ces lignes, me
reviennent à l'esprit les caractères admirables d'une secrétaire dans un
ministère, d'un directeur à Air France, d'un autre à France Telecom, d'un
conseiller d'éducation, d'un camarade de l'INSEE, d'une vendeuse de grand
magasin, d'un chargé d'études dans une banque, de bien d'autres ! Ces
personnes-là sont le sel de l'institution qu'elles animent au sens exact
du terme, car elles lui apportent son âme. Ce sont elles, et non la hiérarchie, qui constituent la véritable
élite de l'institution. Leur sérieux professionnel s'associe à une lucidité sans amertume et
teintée d'humour.
Parmi les dirigeants, ceux qui
méritent le titre de
stratège conjuguent ce même réalisme pratique à la même conscience de la
mission ; ils y ajoutent l'art de former l'équipe de personnes de confiance
qui leur permettra de démultiplier leur action.
La fonction d'animation n'a pas de
place dans l'organigramme et on ne sait aucun gré à ceux qui la remplissent, mais
si elle est supprimée l'institution devient une machine aveugle ayant pour
seule finalité la routine de ses procédures.
* *
L’organisation est faite pour agir sur le
monde dans lequel elle incarne la mission. Mais la réalisation
de la mission rencontre la
complexité du monde. Inévitablement, elle nécessitera des compromis : il
faudra parfois agir sans avoir toutes les connaissances nécessaires, sans
pouvoir anticiper les conséquences de l'action. Le mieux étant l'ennemi du bien,
il faudra aussi tolérer des imperfections.
Il en résulte souvent une confusion des valeurs
qui éveille des tentations, et celles-ci fraient la voie à la trahison. A la
limite, l’organisation peut finir par agir d’une façon exactement contraire à
une mission qu'elle a d'ailleurs oubliée. Il arrive ainsi que des dirigeants
trahissent leur pays ou leur entreprise, que des salariés ou des syndicats
agissent au rebours de l'efficacité, qu'une armée utilise ses armes pour
opprimer son pays, que la justice soit plus formelle que soucieuse d'équité, que
des médecins fassent passer leur corporation avant la santé des patients, que
des entreprises soient indifférentes à leurs clients etc.
Ce risque de trahison est le prix dont il faut
accepter de payer l’incarnation. La mission ne pourrait rester parfaitement pure
que si elle n’était aucunement mise en œuvre, mais alors ce serait comme si elle
était annulée.
* *
La tentation de la trahison est d’autant plus
forte pour une personne que celle-ci dispose de plus d’initiative et d’autorité
dans l'organisation. Dans l’entreprise seront ainsi fidèles à la mission la
plupart des agents opérationnels, à peu près la moitié des managers de la DG
(l'autre moitié se consacrant aux délices de l'intrigue), mais seule une minorité
parmi les dirigeants (voir
A la recherche de la stratégie). Dans l’Église la trahison sera plus
tentante, donc plus fréquente, parmi les prélats que parmi les religieux et
parmi ces derniers que parmi les simples fidèles.
Cela provoque des scandales douloureux. Certains
croient en effet que si la mission était juste, il devrait nécessairement en
résulter une organisation impeccable : le fait que l'organisation trahisse leur
semble invalider la mission elle-même. « Le gros de l'effort de recherche
est orienté vers la conception des armes, le savoir-faire peut servir le mal,
l’entreprise n’est pas rationnelle, l'administration est inefficace, le pape se
trompe » : les dénonciateurs en déduisent, trop vite sans doute, que la science,
la technique, l’économie, l'État, l’Évangile etc. ne valent rien ou sont même
nuisibles.
D’autres personnes, que les dénonciateurs taxent
de naïveté ou d’hypocrisie, préfèrent pour s’épargner les douleurs du scandale
ignorer jusqu’au risque de trahison. Elles veulent croire l’agent économique
rationnel, le pape infaillible, les dirigeants politiques capables, les
magistrats équitables, les médecins dévoués etc. Elles énonceront des phrases
comme « je suis fier de porter l’uniforme de notre armée » ou « je fais
confiance à la justice de mon pays ».
Quand on a compris que la mission s’incarnait
dans l’organisation et constaté les compromis et tentations dont se paie cette incarnation, quand on sait que dès qu’il y a tentation il
existe une probabilité
de trahison, on conçoit que pour évaluer une organisation il faudra dépasser son
caractère mécanique pour se référer à la mission, sans se laisser impressionner par
les prestiges de la hiérarchie des pouvoirs légitimes.
* *
Ici cependant se rencontrent deux difficultés.
La première réside dans la définition de la
mission elle-même qui, nous l'avons dit, est souvent sujette à discussion. J’ai
par exemple défini l’entreprise comme « le lieu où le travail des êtres humains
s’organise afin d'agir sur la nature pour en obtenir des résultats utiles »
(voir
Qu’est-ce qu’une entreprise ?) : cette définition-là implique celle de la
mission. Mais d’autres diront que la mission de l'entreprise, c’est de croître,
de faire croître le cours de ses actions, de « produire de l’argent », de
distribuer des dividendes. Nous y reviendrons dans une autre fiche.
La deuxième difficulté est plus fondamentale.
Beaucoup de personnes croient que pour être rigoureux, pour être scientifique,
il faut se limiter à une description de l'organisation. Elles appellent
cela objectivité. Se référer à la mission, qu'il est si difficile de
définir, ce serait être normatif et pécher contre l’objectivité.
Certains pensent en effet que dans les choses
humaines, tout comme dans le monde de la nature, ne jouent que des mécanismes
aveugles. L'intelligence que l'on croit discerner dans l'agencement des
institutions résulterait d'une sélection naturelle. Le courage, la loyauté, la
lucidité, le discernement seraient illusoires et sans conséquences : c'est la
thèse centrale de La guerre et la paix (1872) de Léon Tolstoï
(1828-1910). Se référer à une intention, à un projet, serait aussi fallacieux
que l'« intelligent design » que certains tentent d'opposer à la théorie de
Darwin.
Cette représentation mécaniste et fataliste, que
l'on déguise parfois en la qualifiant de « systémique », plaque abusivement, sur
le délai de l'action humaine qui se mesure en jours ou en années, une théorie
qui, concernant l'évolution de la nature, considère le délai nécessaire pour
qu'une mutation génétique ait un effet significatif sur une population, soit une
dizaine ou centaine de générations.
Il m’est arrivé de critiquer devant un sociologue
célèbre l’organisation de l’entreprise pour laquelle je travaillais, et qu'il
avait lui-même étudiée. « Qu’est-ce qui vous autorise, s’écria-t-il avec colère,
à dire que cette entreprise marche mal ? Elle est comme elle est, elle
fonctionne. Personne ne peut définir ce que c’est qu’une entreprise qui marche
bien : une telle norme relèverait du Café du commerce ». Pourtant, lui ai-je
répondu, si l’entreprise est un être vivant, ne peut-il pas arriver qu'elle soit
malade ? Et pour diagnostiquer la maladie et prescrire un traitement, ne faut-il
pas avoir quelque idée de ce qu’est la santé ?
S’il s’agit d'ailleurs d’observer et de décrire,
pourquoi se limiter à l’organisation ? A l'échelle de temps de l'action humaine
la mission est elle aussi réelle et observable, même si elle n’est pas
physiquement manifeste. Elle est présente, fût-ce obscurément et en toute
ambiguïté, dans les têtes des personnes que l’institution emploie comme dans les
attentes de celles qui lui sont extérieures. Ces représentations orientent les
intentions. Que la mission soit (ou semble) trahie, et il en résulte confusion,
désarroi, désorientation ; l’édifice des
valeurs est compromis, le chaos s’installe dans les esprits. Une description
de l’institution qui se limite à l’organisation, qui évite toute référence à la
mission, reste donc partielle. Et dès que la mission est évoquée, cela fournit
une norme pour évaluer l'organisation.
* *
Lorsque mon amie dit « je ne m’intéresse qu’à la
réalité », je réponds : si la réalité que tu considères réside dans la seule
mission, tu ne touches pas terre : une mission sans organisation, ce n’est rien.
Si elle se réduit à l'organisation, tu rates l’intention qui la fonde et ne
décris qu’une mécanique. Si elle désigne l’incarnation qui les relie toutes
deux, à la bonne heure !
Mais alors admets, avec moi, que le risque de
trahison dont se paie l’incarnation entraînera, statistiquement, des trahisons
effectives et d’autant plus fréquentes que l’on se rapprochera du sommet de la
hiérarchie, quel que soit le respect qui lui est dû.
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