Certains de ceux qui,
comme moi, ont étudié l’économie dans les années 60 éprouveront toujours envers
Galbraith (1908-) un sentiment de reconnaissance. Elle était tellement
ennuyeuse, la théorie que l’on nous enseignait ! Les hypothèses semblaient
contraires à l’évidence, qu’il s’agisse de la rationalité des acteurs et de
celle de
leurs anticipations, de la perfection de l’information, de la décroissance du
rendement de la production ou de l’existence même de la fonction
d’utilité du consommateur. A partir de ces hypothèses le cours enchaînait de
longues déductions – mais quelle créance peut-on accorder à des
démonstrations quand on n’a pas confiance dans les axiomes ?
Dans The New
Industrial State (1967) Galbraith, lui, parlait non de l’entreprise
schématique de la théorie, dont le seul but est de maximiser le profit sous la
contrainte de la concurrence (qui annule le profit), mais des entreprises réelles dont il démontait le
fonctionnement intime. En le lisant, on posait enfin les pieds sur terre !
* *
C’est ce même
Galbraith que j’ai retrouvé en lisant The Economics of Innocent Fraud :
point de mathématiques ni de démonstration, mais une description dont il infère
quelques conclusions à portée générale. C’est toujours aussi sympathique – et
fort bien écrit – mais aujourd’hui, après avoir travaillé dans des entreprises,
en avoir créé et animé, avoir vu ce que peuvent apporter des modèles
irréalistes
et m’être ainsi lentement réconcilié avec la théorie, je perçois mieux les limites
du raisonnement de Galbraith.
Il se résume en
quelques phrases dont le développement remplit certains de ses livres. Les
voici :
Vous croyez que le consommateur est roi, que
l’entreprise appartient aux actionnaires qui
lui dictent son orientation. Vous croyez que la libre entreprise échappe au
style bureaucratique. Ce sont des illusions. La direction d’une
grande entreprise suppose des compétences élevées. Ses managers forment une technostructure dont
l’expertise dépasse celle des actionnaires. Ceux-ci entérineront toujours les propositions des managers qui sont, de fait, les maîtres de
l’entreprise même s’ils n’en sont pas propriétaires.
Loin d’écouter le
consommateur, la technostructure utilise la publicité pour manipuler la demande.
Si besoin est, elle manipule aussi les politiques. Son pouvoir s'étend à la société entière sur laquelle elle exerce
l’hégémonie. Elle
se recrute par cooptation et ses membres jouissent de
privilèges. Caste d’experts cooptés
monopolisant le pouvoir, la technostructure est exactement une bureaucratie.
Aussi machinale,
impersonnelle et aveugle qu’un robot, la bureaucratie que décrit Galbraith
modèle la société selon ses intérêts. Elle manipule
le citoyen autant que le consommateur. Le discours sur la libre entreprise, l’apologie de
l’échange marchand, l’invocation du pouvoir des actionnaires ne font que masquer
cette réalité.
Cette vision noire est
présentée avec humour, un sucre exquis enrobe la pilule amère : Galbraith est un
grand écrivain. Il ne manque ni d’arguments, ni d’exemples. Le « complexe
militaro-industriel » (l’expression est d’Eisenhower) incite à la guerre,
génératrice de commandes. Le « lobbying », court-circuit entre les intérêts des
grandes entreprises et la décision politique, est pratique courante à Washington
(tout comme à Bruxelles) etc.
* *
Cependant Galbraith ne
veut voir que la grande entreprise, l’entreprise mûre : c’est comme si l’on ne
considérait, dans la vie d’un être humain, que la fin de l’âge adulte. Il ne
décrit pas le cycle de vie de l’entreprise (voir
Le SI dans la sociologie de l'entreprise),
qui conduit cet être vivant de la naissance à la mort à travers la
croissance, la maturité et la décrépitude.
Dans l’économie telle
qu’il la représente, les jeunes pousses n’ont pas de place. Ni Google ni Amazon
n’auraient pu se développer. Microsoft n’aurait pas pu faire la nique à IBM au
début des années 80 et aujourd’hui personne ne pourrait faire la nique à
Microsoft.
Pourtant, et
contrairement à ce que dit Galbraith, d’autres pouvoirs s’opposent parfois
victorieusement à la technostructure : les dirigeants de Worldcom, d’Enron
etc. se retrouvent en prison malgré tout le lobbying qu'ils ont pu financer. A la description dont
il dénonce la naïveté, Galbraith oppose donc en fait une autre description
naïve.
* *
L’entreprise n’est pas
un être naturel : c’est un artefact, une
institution. Elle est faite pour l’action et cette action a un but. L’entreprise a
ainsi une mission qui est sa raison d’être (voir
Qu’est-ce qu’une entreprise ?) :
produire des choses utiles.
Cette mission est
présente, fût-ce de façon confuse, dans la tête des entrepreneurs comme des
salariés. Elle constitue l’horizon des préoccupations du stratège. Elle joue, comme un ressort de rappel, pour contrecarrer les tentations bureaucratiques
et corporatistes qui parasitent l'organisation et pour s'opposer aux
stratégies prédatrices.
Réduire le
fonctionnement de l’entreprise à
ce parasitage, attribuer à celui-ci l’hégémonie non seulement sur l’économie, mais sur
la société, c’est trop étendre la portée d’exemples désastreux. Sans doute, les
entrepreneurs et les stratèges véritables sont en minorité parmi les
dirigeants ; mais ils existent ; c’est grâce à eux, et aux salariés
consciencieux, que l’entreprise peut remplir sa
mission civique. La mécanique fade et effrayante que décrit Galbraith, c'est
celle d'une économie dont tout le sel aurait été ôté.
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