Il existe des personnes qui attachent plus
d’importance à leur amour-propre qu’à la réussite de leur entreprise. Elles
préfèrent être pessimistes : être optimiste, s’attacher à un projet, ce
serait courir en cas d’échec le risque d’un démenti douloureux. Anticipant
l’échec, elles feront en sorte que l’entreprise échoue : ainsi elles ne pourront
pas se reprocher d’avoir eu tort.
La réussite d’un autre est donc une insulte
à leur jugement et aussi à leur caractère (si un autre réussit, elles auraient
dû avoir l’énergie d’en faire autant). Afin de reconquérir leur propre estime,
elles se démènent pour faire échouer les « prétentieux » qui font avancer
l'entreprise.
Cette culture de l’échec est répandue chez
les personnes qui, revêtues de diplômes mais ne sachant comment agir,
s’emploient à sauver la face. Elles font alors comme l’apprenti motocycliste
qui, pour éviter de tomber, refuse de s’incliner dans les virages et tombe
inévitablement dans le fossé extérieur. Leurs phrases commencent souvent par
« j’ai peur que », « ce n’est pas si simple » ou, si elles sont en position
d’autorité, « je ne suis pas convaincu », « il faut tout de même être sérieux »
etc. De telles phrases sont, lors des réunions où la décision se catalyse autour
d’un consensus, autant d’écueils sur lesquels se brisent les solutions hardies
comme les propositions simplement raisonnables.
J’ai connu un polytechnicien, garçon
sympathique au demeurant, qui raisonnait correctement jusqu’à l’avant-dernière
phrase puis concluait à l’envers comme s’il avait au dernier moment changé le
signe de la conclusion : ayant par exemple démontré qu’un projet était rentable
il concluait qu’il ne fallait pas le lancer et inversement. Cela ne l’a pas
empêché de faire une carrière honorable : son entreprise étant engagée dans une
spirale suicidaire, cette façon de raisonner y convenait.
La maladie de l’échec n’est pas en effet une
affaire purement psychologique : elle peut s’étendre en épidémie et se hisser
jusqu'au niveau sociologique pour devenir une composante du style de
l’entreprise.
* *
J’ai ainsi connu une entreprise - je tairai
son nom - où le poste le plus prestigieux, le plus agréable, est celui de
délégué dans un pays étranger : logement de fonction, voiture, réceptions à
l’ambassade, pouvoir résultant de la capacité à rendre service. Il en résulte
une pression centrifuge : les meilleurs cadres fuient la DG pour mener au loin
une vie mondaine. Le style de cette entreprise culmine dans l’art exquis de la
tenue à table, du choix des costumes, vins et cigares, et cet art sert de mot de
passe pour l’avancement. L'entreprise promeut ainsi des mondains épris de
pouvoir qui écrasent et exploitent les personnes compétentes.
Dans une autre entreprise tout est focalisé
sur l’organisation interne – en entendant par « organisation » non la structure
du processus de production mais le découpage des domaines entre chefs de
service, directeurs et DGA. Il importe de monter une garde vigilante à la
frontière de son domaine, et de savoir faire porter par d’autres la
responsabilité de ce qui marche mal, la phrase clé étant « c’est pas chez moi
que ça se passe ».
Pour préserver la paix dans son comité de
direction, qui ressemble à un panier où des chatons s’exercent à la bagarre, le
DG donne raison tantôt à l’un, tantôt à l’autre, sûr moyen de briser la
cohérence des projets.
* *
Je connais enfin une entreprise où tout est
à l’envers comme si elle appliquait la règle du motocycliste débutant.
Dans l’économie contemporaine le succès va
aux entreprises attentives aux besoins de leurs clients comme aux compétences de
leurs salariés, qui savent conquérir du terrain par l’innovation, élaborer des
assemblages de biens et de services, pratiquer l’ingénierie d’affaires pour
construire des offres en partenariat etc.
Cette entreprise-là a tourné toutes les
manettes dans l’autre sens. Elle est organisée non par segment de clientèle mais
par famille de produits, ce qui lui interdit de produire des assemblages ; elle
sous-traite ses centres d’appel et la maintenance des installations des clients,
ce qui la prive des enseignements du terrain ; elle a un centre de recherche
mais écoute des consultants plutôt que ses chercheurs : comme les consultants
travaillent aussi chez ses concurrents, ils y transportent des projets qui
devraient rester secrets.
Elle suit la règle étrange qui veut que l’on
détruise la documentation d’un projet dès qu’il est terminé : lorsqu’il s’est
avéré après coup qu’un des paramétrages de la gestion de ressources humaines ou
de la supervision de l’exploitation avait été malencontreux, on n’a pas pu le
corriger.
Bien qu’elle pratique abondamment la
sous-traitance, elle est convaincue d’être en sureffectif : à 55 ans, on vous
enjoint de quitter votre poste pour « vous vendre » dans l’entreprise ; à 60
ans, le départ à la retraite est obligatoire. La compétence, les réussites
passées n’y changent rien. La DRH est peuplée de petits jeunes gens qui semblent
ignorer que les bourreaux, eux aussi, seront un jour exécutés.
J’ai incité cette entreprise à construire
des partenariats mais cela n’a jamais marché : ayant gardé d'un passé glorieux
certaines habitudes impériales, elle est incapable de négocier d’égal à égal.
* *
Si
l'on veut comprendre cette sociologie particulière que l'on nomme souvent
« culture d'entreprise », il est utile d'examiner le passé, d'étudier l'histoire
de l'entreprise. Elle garde une trace de l'époque où elle a été créée et où se
sont faits ses premiers recrutements : trois entreprises créées l'une sous
l'occupation, l'autre dans les années 1950, la troisième dans les années 1970,
n'auront pas le même style.
L'entreprise garde le souvenir des épisodes les plus glorieux, des moments
de réussite où l'on était si fier de lui appartenir et dont on cherche
instinctivement à restaurer les circonstances. Elle porte aussi les cicatrices de ses
échecs, des désastres stratégiques, car ceux qui y ont été mêlés y ont perdu
toute
confiance en soi et formé des phobies durables.
Ajoutons que si elle est grande et ancienne, elle est inévitablement la cible de
réseaux qui défendent leurs propres intérêts et qu'elle nourrit comme un animal
nourrit ses parasites : corporations, partis politiques, syndicats, écoles
d'ingénieurs, voire même région d'origine y dessinent des alliances aux contours
perméables, des allégeances variables, mais toujours renouvelées et
persistantes.
Trace durable des origines, nostalgie des grandeurs passées, phobies laissées
par les catastrophes, réseaux de prédateurs : tout comme la psychologie de
l'individu, la sociologie de l'entreprise délimite ce qu'elle saura voir et
entendre, les évolutions qu'elle acceptera et celles auxquelles elle résistera
avec une force d'inertie d'autant plus puissante qu'elle est instinctive. Les
entrepreneurs efficaces sont ceux qui savent trouver dans cet édifice les points
sur lesquels ils peuvent appuyer un levier : tout comme le sage sait gérer sa
propre psychologie, ils savent gérer la sociologie de l'entreprise.
* *
A des degrés divers les entreprises que j'ai
décrites sont
toutes engagées sur la même pente.
Cela va au rebours de ce qu’enseigne la
théorie économique qui ne parle que d’efficacité et d’optimisation. Cette
théorie n’explique pas pourquoi un directeur informatique préfère payer une
solution cinq millions d’euros plutôt que 100 000 euros pour une autre solution
équivalente : il n’étudie et ne ne veut connaître que les projets dont le coût
excède un million d’euros. Elle n’explique pas non plus pourquoi le directeur
d’une mine exploite en priorité les veines les plus difficiles : pour obtenir la
production régulière qui satisfait la direction générale, il ne prélèvera qu’en
fin de mois dans les veines les plus riches.
L’entreprise suicidaire n’est pas
rationnelle en tant qu’entreprise, puisqu’elle tourne le dos à l’efficacité ;
par contre les personnes qui la composent sont rationnelles en tant que
personnes avec leur amour-propre, leurs perversités, lâchetés etc. Et comme
le dit Claude Riveline, « chacun se comporte en fonction des critères selon
lesquels il se sent jugé ».
Un colonel américain a détecté ces symptômes
dans son armée. Il a eu le courage de publier une analyse que nos entreprises
devraient méditer car mutatis mutandis, elle s’applique aussi à elles.
J'en extrais une phrase : « Il n’est pas raisonnable d’espérer qu’un officier
qui, pendant 25 ans, s’est conformé aux attentes de l’institution, puisse en
émerger à 50 ans [à l'âge où l'on accède au grade de général] comme innovateur » (Paul Yingling, « A
Failure in Generalship », Armed Forces Journal, mai 2007).
Autre source utile : Cécile Ducourtieux, « Les
salariés d'Alcatel Lucent ont perdu confiance », Le Monde,
8 octobre 2007. |