Les
artefacts, dès qu’ils sortent des mains de leur producteur, transforment le
monde de la nature : nos maisons, nos routes, nos ponts le rendent
habitable.
L’ubiquité de l’automate a ainsi modifié notre rapport à l’espace, sa mémoire
notre rapport au temps, sa puissance les conditions du travail mental.
Il en
est résulté pour nos entreprises une évolution de la fonction de production et
de la fonction de coût, d’où depuis les années 1970 une transformation des
formes de la concurrence. L’industrie, automatisée, n’a plus besoin d’autant de
main d’oeuvre. L’emploi se déploie dans les services pour assister le
consommateur, désormais confronté à une offre diversifiée d’assemblages
(e-conomie).
Du
coup des institutions péniblement construites au cours de notre histoire comme
l’éducation, la santé, l’emploi, la justice, le syndicalisme sont frappées
d’obsolescence, tout comme le mécanisme des pouvoirs législatif et exécutif.
Comme elles ont sacralisé la lettre de leurs procédures il leur est difficile de
revenir à l’esprit de leur mission : écrasant la bonne volonté des personnes,
elles luttent autant ou même plus pour survivre que pour servir.
Comme
elle est une institution décentralisée et, en outre, sans cesse renouvelée par
des décès et des naissances, l’entreprise est le laboratoire où peut se
construire le nouvel édifice institutionnel. C’est dans l’entreprise, en effet,
que l’on s’apprivoise à l’informatique, que l’on apprend à raisonner sur les
processus, à les élucider, à articuler l’être humain organisé avec l’automate
programmable doué d’ubiquité, l’EHO et l’APU : à sa mission civique de toujours,
qui est de produire des choses utiles,
s’ajoute ainsi aujourd’hui pour l’entreprise une deuxième mission.
* *
Les
décisions que cette mission réclame forment à l’horizon de la réflexion un enjeu
des plus impressionnants. S’il est facile en effet d’évoquer en une phrase
l’articulation de l’EHO et de l’APU, la modéliser exige de démêler un écheveau
complexe et suppose, avec la
pratique de l’abstraction,
une maîtrise des divers procédés de pensée que celle-ci met en oeuvre.
Comme
le système d’information est devenu le
langage
de l’entreprise, c’est
dans l’articulation de divers types de langage que peut se trouver la solution.
Les êtres humains parlent une langue naturelle riche en connotations qui
éveillent des résonances dans l’esprit de l’auditeur et favorisent la
communication au prix d’un risque d’ambiguïté. Le dispositif de commande de
l’automate, que l’on appelle « langage de programmation », ne tolère par contre
aucune ambiguïté : il est donc impropre à la communication entre des êtres
humains. L’exactitude qu’il exige est plus stricte encore que celle du langage
de la théorie car sa finalité est non de décrire les choses, mais de les faire
fonctionner (Structure and Interpretation
of Computer Programs).
Une
pensée pratique, une pensée orientée vers l’action, doit savoir utiliser dans
chaque étape de sa démarche celui de ces trois langages qui convient le mieux :
elle doit être
polyglotte, ce
mot désignant ici non la maîtrise de plusieurs langues naturelles mais celle, en
profondeur, de couches différentes du langage.
Apprendre le langage de la théorie - donc, en tout premier, celui des
mathématiques - est une épreuve pour les esprits les plus fins que cela
contraint à renoncer à la puissance suggestive du langage naturel. Apprendre
pour la première fois un langage de programmation est tout aussi pénible, car il
faut s’accoutumer à une nouvelle façon de raisonner. Mais alors c’est un
continent qui s’ouvre : si les langages de programmation sont tous en principe
équivalents chacun correspond en effet à une intuition, à une vue sur le monde
différente. Une fois assimilé l’arbitraire des notations on découvre la
diversité de ces intuitions dans LISP et Prolog, dans Fortran, Cobol, C++ et
Java, dans Perl et Python etc. Le monde des programmes est simple sans doute,
mais pas plus simple à coup sûr que celui des nombres entiers dont la théorie,
on le sait, ne sera jamais achevée.
Après
les langages viennent les algorithmes dont la compréhension ne se sépare pas de
celle de leur réalisation physique par l’automate (The
Art of Computer Programming), puis les systèmes d’exploitation et les
architectures qui sont à l’art de la programmation ce que les plus hautes
prouesses de l’ingénierie sont à l’art de la mécanique. Langages, algorithmes,
systèmes d’exploitation et architectures forment l’objet de la science
informatique et de la compétence professionnelle des informaticiens (Jacques
Printz, Le génie logiciel, PUF 2005 ; Laurent Bloch, Les systèmes
d’exploitation des ordinateurs, Vuibert 2003).
Si
n’importe qui peut jouer en virtuose sur un écran-clavier après quelques mois
d’apprentissage, il faut pour comprendre les enjeux de l’informatique une autre
maturité, une autre concentration, une autre modestie. Les penseurs qui s’y
attelleront devront accepter les souffrances de l’apprentissage, les lenteurs de
l’expérimentation, la contradiction des faits, l’humiliation du doute et la
frustration de l’inachevé.
* *
L’automate est-il
bon
ou
mauvais
? Question futile :
l’automate est comme le marteau qui peut servir à planter des clous comme à
assommer son prochain. Le bien ou le mal résident dans l’intention, non dans
l’outil. Mais comme l’automate change le monde, comme il déplace la frontière du
possible, il invite à poser des questions que nous pouvions croire réglées
depuis longtemps : que voulons-nous
être,
quel sens donnons-nous à notre humanité? Que voulons-nous
faire
du monde que notre action
transforme? Et, pour commencer comme il se doit à petite échelle, que
voulons-nous faire de nos entreprises?
Leur
valeur suprême, c’est l’efficacité
: il s’agit de
faire au mieux, de produire le plus d’utilité possible, avec les ressources dont
elles disposent. Mais l’automate modifie la façon dont s’incarne l’efficacité
et, pour anticiper l’avenir de celle-ci, il est utile d’examiner sa généalogie.
Notre
économie, nos entreprises, sont en tant qu’institutions nées avec l’industrie
dans l’Angleterre du
XVIIIe
siècle.
L’économie industrielle s’est bâtie sur l’échange
équilibré qui
seul pouvait procurer la sécurité et les débouchés nécessaires à la
rentabilisation de ses machines. Celui qui achète et celui qui vend, également
libres de leurs transactions, se rencontrent sur le marché : l’équilibre de
l’échange suppose non seulement que les valeurs des biens échangés soient égales
mais aussi qu’aucune des parties n’ait le pouvoir de contraindre l’autre.
L’économie agricole et féodale antérieure (La
société féodale) s’était appuyée sur l’échange inégal, sur une
prédation
qu’équilibrait la
charité
: celui qui s’était
emparé de la richesse à la pointe de l’épée devait subvenir, en principe, aux
besoins des pauvres. C’est pour polémiquer contre le couple de la prédation et
de la charité, pour faire l’éloge de l’échange équilibré qu’Adam Smith, le
génial fondateur de la science économique, a évoqué la
main invisible
qui guiderait la société vers un optimum que personne n’a
explicitement voulu.
Si on lit les passages où il critique l’égoïsme des négociants, on comprend
qu’il n’a jamais entendu faire l’apologie de la prédation.
Dans
l’économie réelle où, des plus archaïques au plus récentes, les formes
d’organisation se superposent comme des couches géologiques, la prédation n’a
bien sûr jamais disparu : les prédateurs sont à l’affût et tirent profit, c’est
le cas de le dire, de toutes les occasions en particulier sur le marché du
travail ou sur celui des matières premières (Noir
Silence). Le combat qu’Adam Smith a engagé pour l’échange équilibré a
donc dû, devra encore être poursuivi avec persévérance, mais c’est lui qui,
associé à la division du travail, a orienté nos institutions et nos lois.
Cependant l’automate, en modifiant le contenu de la division du travail, exige
un nouvel équilibre. Alors que la main d’oeuvre industrielle était spécialisée
dans des opérations
physiques,
l’agent opérationnel de l’entreprise automatisée est spécialisé dans des
opérations
mentales. A
chaque spécialité correspond ainsi un
métier
dont l’univers mental est
spécifique. Dès lors l’entreprise court le risque d’un éclatement en spécialités
mutuellement étanches et méprisantes, incapables de se comprendre et de
dialoguer. Or l’efficacité exige que les métiers coopèrent entre eux dans la
réalisation du processus de production, puis avec les fournisseurs et
partenaires, enfin avec les clients eux-mêmes car dans une économie diversifiée
la réponse au besoin suppose le dialogue avec le client.
C’est
là sans doute la meilleure interprétation que l’on puisse donner de la
société de
l’information
: pour pouvoir coopérer, il faut se comprendre ; il faut savoir écouter ce que
dit l’autre, le
respecter.
L’équilibre de l’échange, jadis limité au marché des produits, s’étend
maintenant au
commerce de la considération.
Il
s’agit non de bons sentiments ni d’injonction morale mais d’une obligation
pratique, d’une contrainte qu’implique immédiatement la recherche de
l’efficacité. Si celle-ci rejoint ainsi des valeurs humaines, qui pourra s’en
plaindre?
* *
Ceux à
qui répugne, à juste titre, l’ornière des bons sentiments tombent parfois, sous
prétexte de réalisme, dans celle du cynisme : certains se réfèrent ainsi à
Darwin pour justifier, dans les entreprises, un sacrifice humain censé
contribuer à la promotion des plus capables. Lorsqu’on évoque, avec une
admiration gourmande, le caractère de ces « tueurs » et « tueuses » dont « les
dents rayent le parquet », on encourage des comportements nuisibles. Notre
esthétique enfin accorde une place prédominante au spectacle de la violence
comme si nous avions la nostalgie de la prédation. Nous n’avons pas fait le
ménage dans l’édifice des valeurs.
Au
combat contre la prédation et pour l’échange équilibré doit cependant désormais
s’associer le combat pour l’équilibre
de la considération.
Outre le bien-être des populations, l’enjeu réside dans le choix entre les
perspectives également ouvertes, également possibles, de la civilisation et de
la barbarie : l’automate, neutre par lui-même, peut en effet mettre sa puissance
au service de l’une comme de l’autre.
Il est
facile, si l’on réfléchit un tant soit peu, d’entrevoir les horizons sur
lesquels débouchent ces perspectives.
Apprendre à vivre avec
l’automate
apparaît alors comme un objectif que chacun doit poursuivre pour son propre
compte et pour lequel il convient de militer d’abord dans nos entreprises, puis
au niveau de la société entière.
Certains
prétendent que le mot « utilité », familier aux économistes, ne veut rien
dire. Ils sont pourtant attentifs à leur propre bien-être et ils
protesteraient si on les privait des produits
qui y contribuent. Certes le bien-être n’est pas le bonheur, mais c’est une
autre question.
“Every individual necessarily labours to render the annual revenue of the
society as great as he can. He generally neither intends to promote the
public interest, nor knows how much he is promoting it. By preferring the
support of domestic to that of foreign industry, he intends only his own
security; and by directing that industry in such a manner as its produce may
be of the greatest value, he intends only his own gain, and he is in this,
as in many other cases, led by an invisible hand to promote an end which was
no part of his intention. Nor is it always the worse for society that it was
no part of his intention. By pursuing his own interest he frequently
promotes that of the society more effectually than when he really intends to
promote it. I have never known much good
done by those who affected to trade for the public good.”
(Adam Smith,
An Inquiry into the Nature
and Causes of the Wealth of Nations,
1776).
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