Les applications qu’il était
prévu de mettre en oeuvre sur l’Arpanet étaient le login à distance et le
transfert de fichier, mais le cours des événements apportera des surprises.
Le tout premier essai, après
l’installation du deuxième IMP en octobre 1969, consista à simuler (mais à
distance) la connexion à l’ordinateur d’un terminal « bête », c’est-à-dire
dépourvu de mémoire et de processeur. Le login à distance fut formalisé en
décembre 1969 par le protocole Telnet qui permettait d’établir la connexion et
déterminait le jeu de caractères à utiliser.
Mais pour échanger des
fichiers entre ordinateurs, qu’il s’agisse de programmes ou de données, il
fallait disposer d’un protocole de transfert de fichiers (FTP pour File
Transfer Protocol) : seul un tel protocole permettrait à deux machines de
coopérer d’égal à égal au lieu que l’une soit comme un terminal de l’autre. La
mise au point de ce protocole fut difficile en raison des différences entre
machines et FTP ne sera disponible qu’en juillet 1972.
A l’automne de 1971, et en
l’attente de FTP, l’Arpanet ressemblait à une autoroute sans automobiles : le
réseau, utilisé à 2 % de sa capacité, n’était au fond qu’un banc
d’essai pour des expérimentateurs qui, afin de tester sa robustesse, le
poussaient dans ses retranchements en générant un trafic artificiel.
En mars 1972, l'ARPA devient la
DARPA, la Defense Advanced Research Projects Agency, le changement de
dénomination ayant pour but de souligner son appartenance à l'armée (la DARPA
redeviendra l'ARPA en 1993, puis de nouveau la DARPA en 1996).
En octobre 1972 enfin, lors de
la première ICCC (International Conference on Computer Communication),
la DARPA put mettre en scène une démonstration via un TIP connecté par deux
liens à 50 kbit/s. Grâce à Telnet et TCP, plus de quarante terminaux installés à
l’hôtel Hilton de Washington ont pu ce jour-là se connecter à 29 ordinateurs
disséminés sur le territoire américain et utiliser diverses applications.
Les
professionnels découvrirent alors que la commutation de paquets fonctionnait
et que les ordinateurs pouvaient ainsi communiquer pour échanger des
données, programmes et résultats. De grandes bases de données pouvaient
être mises à disposition à distance. La perspective d’un marché nouveau éveilla l'appétit.
Même si seuls les sites qui avaient un contrat avec la DARPA
pouvaient communiquer sur l'Arpanet, la diversité des personnes qui
travaillaient dans les universités élargissait le cercle des
utilisateurs bien au delà de la communauté des spécialistes de
l'informatique. Une revue mensuelle, Arpanet News, leur procura à partir de
1973 la liste ce que chaque site avait à offrir.
L’Arpanet fournissait le
service pour lequel il avait été conçu, même si son manque d'ergonomie le
réservait aux personnes qui s'y connaissaient assez en informatique. Cependant la majorité du trafic fut bientôt absorbée par un service
que personne n'avait prévu : la messagerie.
La messagerie
Dès les années 60, les
opérateurs d’un ordinateur en temps partagé avaient utilisé sur leur mainframe
un service de messagerie comme Mailbox. Mais la messagerie change de nature
selon qu’elle est utilisée autour du même ordinateur, et dans le même immeuble,
par des personnes qui n’auraient que quelques mètres à parcourir pour se
parler, ou qu'elle est utilisée par des personnes séparées par des centaines ou milliers de kilomètres. Alors que la messagerie sur
mainframe avait été un jouet amusant on découvrit que l’Arpanet,
en effaçant la distance géographique, en faisait un outil des plus utiles.
Il fallait d'abord disposer
d’un logiciel de messagerie. Le premier fut mis au point par Ray Tomlinson, qui eut en 1972 l’idée d’articuler le programme de messagerie d’un
ordinateur en temps partagé avec un protocole de transfert de fichiers de telle sorte que l’on puisse échanger des messages entre divers ordinateurs. Cette
possibilité, jugée intéressante par les rédacteurs du protocole FTP,
y fut
insérée dès août 1972.
Mais utiliser l’Arpanet pour
transmettre des messages personnels semblait quelque peu illicite : le
réseau n’avait pas été fait pour cela. Par ailleurs il n'était pas facile
d’envoyer un message sur l’Arpanet en 1972. Il faudra du temps pour surmonter
les difficultés techniques et la messagerie ne sera d’un usage commode que vers
1980. Son caractère licite sera peu à peu reconnu, mais les questions de savoir-vivre
qu'elle pose
susciteront des discussions passionnées : il existe en effet plusieurs conceptions du
savoir-vivre, toujours implicites.
Tomlinson est resté célèbre
pour une des décisions qu’il prit en écrivant son programme. Il fallait, pour
séparer dans l’adresse d’un message le nom de l’utilisateur de celui de la
machine sur laquelle il travaillait, un caractère qui ne puisse jamais
apparaître dans un nom propre. Tomlinson remarqua sur son clavier le symbole @,
caractère typographique rare, et il décida de le retenir. L’arobase
est devenu le symbole de la messagerie électronique (non sans
controverse : cette convention gênera les utilisateurs de Multics, système
d’exploitation où le symbole @ signifie « supprimer la ligne »).
Stephen Lukasik, directeur de
la DARPA de 1971 à 1975, fut l’un des plus actifs parmi les promoteurs de la
messagerie électronique. Bien vite ses collaborateurs comprirent que la
messagerie était le vecteur le plus efficace pour communiquer avec lui et obtenir sa décision sur leurs projets. On rencontre ainsi un phénomène qui
se répètera souvent : pour que l’utilisation de la
messagerie se répande dans une entreprise, il faut que son patron
lui-même l’utilise activement.
Dès 1973, la messagerie
représentait les trois quarts du trafic de l’Arpanet. Cependant s’il était
facile d’envoyer un message il n’était pas commode de l’écrire, de le lire,
moins encore de lui répondre. Les outils de traitement de texte étaient rudimentaires. A la réception, les messages s’affichaient à la queue-leu-leu sur
l’écran sans que rien ne les sépare : il fallait les parcourir tous et comme il
n’existait pas encore d’instruction « Answer », il fallait pour répondre
à un message composer un nouveau message.
Plusieurs programmeurs
entreprirent de combler ces lacunes. Les programmes de gestion de messages se
multiplièrent. Il en résulta pour les opérateurs une telle complexité que
bientôt le besoin d’une normalisation - qui fixerait le plan d’adressage, le codage
des dates et les autres conventions nécessaires - devint évident.
Mais quand on veut normaliser
la messagerie on touche à des valeurs enfouies dans les consciences et cela
déclenche des conflits. La définition de l’en-tête (header) occasionna
une bataille de plus de dix ans entre ceux qui préféraient un en-tête
sobre et ceux qui voulaient le truffer d’informations techniques.
La plupart de ces conflits furent arbitrés au sein d’un groupe de travail ad
hoc, le MsgGroup, qui fut actif de 1975 à 1985. Les listes de diffusion ont été
inventées pour faciliter le fonctionnement du MsgGroup.
John Vittal introduisit en 1975
dans son programme MSG l’instruction « réponse » (Answer) ainsi que des
outils permettant de gérer le flux des messages reçus. MSG fera beaucoup pour la
commodité et la popularité de la messagerie.
On ne savait pas encore que la
messagerie était un amplificateur d’agressivité.
Les engueulades (flaming) devinrent fréquentes au sein du MsgGroup, par
exemple entre ceux qui travaillaient à la normalisation des en-têtes, ou encore
entre ceux qui étaient pour ou contre les outils qui permettent à chaque instant
de savoir qui est en ligne. Par ailleurs, il arrivait que des lecteurs
s’offusquent de messages conçus comme des plaisanteries. Kevin MacKenzie,
soucieux de retrouver l’expressivité qui pondère le langage oral, proposa en
avril 1979 de compléter la ponctuation par le symbole : -)
En 1981 le protocole de
transfert de messages (MTP) inclus dans FTP ne suffisait plus. John Postel mit
au point SMTP (Simple Message Transfer Protocol) qui traite l'envoi des
messages et leur transfert du serveur de l'expéditeur au serveur du
destinataire. La première version de POP (Post Office Protocol),
qui permet au destinataire de retirer ses messages sur le serveur après s'être
identifié, fut publiée en 1984.
Dans le courant des années 80,
le MsgGroup devint de moins en moins productif et finalement il disparut : il
avait fait son travail. La messagerie existait telle que nous la connaissons
aujourd’hui, avec toutes ses possibilités et aussi avec les problèmes de savoir-vivre
qu'elle pose et qui ne sont d'ailleurs pas encore maîtrisés (voir par
exemple Amy Harmon, « Internet
Gives Teenage Bullies Weapons to Wound From Afar », New York Times,
26 août 2004)
Cette innovation inquiéta l’US
Postal Service. Certes le volume des messages restait très inférieur à celui
du courrier papier mais son taux de croissance était impressionnant et, dès
1976, la messagerie commençait à être utilisée en dehors du cercle des
chercheurs. Une étude d’Arthur D. Little disait qu’elle absorberait en quelques
années 30 % du courrier urgent. En 1979, le Postal Service tenta de la
concurrencer en offrant un service hybride inspiré du télégraphe :
les messages transiteraient d’un bureau de poste
à l’autre pendant la nuit, seraient imprimés, puis livrés à domicile par porteur
le lendemain matin. Ce projet coûteux et bizarre,
mais significatif de la viscosité qui inhibe l’imagination des grosses
institutions, fut bientôt abandonné.
Les jeux
Certains des ingénieurs qui
coopéraient à la conception de l’Arpanet s’étaient, dans leur temps libre,
passionnés pour les jeux de société « Donjon & Dragon », mondes
imaginaires où chacun joue un rôle de son invention. L’un d’entre eux, Will
Crowther, travaillait à BBN. C’était par
ailleurs un amateur de spéléologie. Pour amuser ses enfants, il modélisa en 1976
un réseau de souterrains et y situa une version simplifiée de Donjon & Dragon
qu’il baptisa Adventure.
Crowther abandonna bientôt ce
brouillon écrit en quelques week-ends mais une copie fut retrouvée
par Don Woods sur un ordinateur de Stanford. Woods, après avoir retrouvé
Crowther au PARC par une recherche sur la messagerie, obtint le code source et
l’autorisation de le modifier. Il perfectionna le jeu et le mit à disposition
sur l’ordinateur du laboratoire d’intelligence artificielle de Stanford, selon la
plus pure tradition du logiciel libre.
Les copies d’Adventure se
multiplièrent sur l’Arpanet, de nombreux joueurs s’y consacrèrent avec passion.
Découvrir que l’on pouvait non seulement travailler, mais jouer avec un
ordinateur suscita de nombreuses vocations de programmeur. L’Arpanet contribua
ainsi à la naissance de l’industrie du jeu sur ordinateur, et même du jeu en
réseau.
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