The Internetting Project
Pour construire l’Arpanet, la
solution évidente avait consisté à louer des lignes téléphoniques à AT&T. Mais
l’ARPA chercha à diversifier les modes de transmission. En 1969, Bob
Taylor avait accordé un budget à l’Alohanet, le réseau créé par Norm Abramson à
l’université d’Hawaï, et qui utilisait la transmission hertzienne.
Une version radio de l’Arpanet fut déployée après 1972.
Si l’on voulait utiliser
la radio pour transmettre des paquets de données entre des sites éloignés, en
particulier des sites mobiles comme les bateaux ou les chars de combat, la
meilleure solution serait de passer par les satellites de communication. Il en
résulta la mise au point du réseau Satnet. Une concurrence à rebondissements
s’engagea entre satellite et câble dans le domaine des communications
intercontinentales : d’abord victorieux, le satellite dut reculer lorsque les
lignes en cuivre furent remplacées par la fibre optique qui offrait un débit et
une fiabilité élevés pour un coût d’exploitation faible, puis il regagna du
terrain en augmentant son débit, pour le reperdre ensuite etc.
Chaque réseau de transport –
lignes téléphoniques, radio, satellite – doit obéir à des contraintes physiques
qui lui sont propres. Il en résultait des spécifications différentes de la taille
des paquets, des délais de retransmission en cas d’échec etc. Il fallait qu’une
communication pût emprunter ces divers réseaux sans que les
ordinateurs qui voulaient communiquer n’aient à se soucier de ces complications. En 1973, l’ARPA créa à cette
fin un Internetting Project.
La diversification des réseaux
n’était pas seulement technique, mais aussi géographique. En France, Louis
Pouzin avait créé Cyclades pour relier les universités. Donald Davies avait
lancé un réseau de commutation de paquets en Grande-Bretagne. Un
International Network Working Group (INWG) fut donc créé en 1972 pour organiser
l’interconnexion des divers réseaux à travers le projet Concatenated
Network, ou Catenet.
Il fallait remplacer le
Network Control Protocol de l’Arpanet par un protocole qui permettrait de communiquer à travers plusieurs réseaux différents. L’article de
Vint Cerf et Bob Kahn de mai 1974 définit le Transmission Control Protocol
(TCP, qui deviendra ensuit TCP/IP).
Chaque réseau pourrait être exploité indépendamment, selon son propre protocole
et par ses propres opérateurs ; des passerelles (gateways) prendraient en
charge la communication entre réseaux différents et garantiraient la continuité
de la communication d’un bout à l’autre. L’astuce était de faire assurer la
fiabilité de la communication par les ordinateurs émetteur et destinataire, le
rôle du réseau étant seulement de transporter les datagrammes.
Bouleversements
institutionnels
A la fin des années 60, la
guerre du Vietnam avait suscité entre l’armée américaine et la société civile
des tensions qui se manifestaient vivement dans les universités. On soupçonnait
l’armée d’utiliser l’Arpanet pour collecter des informations et ficher les
opposants, ou encore pour des recherches sur l’utilisation stratégique de l'arme
nucléaire. Par ailleurs l’exploitation du réseau se compliquait en raison de sa
croissance. L’armée se désengagera donc progressivement de l’Arpanet, le
laissant évoluer vers l’Internet selon un processus qui comportera quelques
épisodes paradoxaux.
Il fallait trouver un
sous-traitant pour assurer l’exploitation quotidienne du réseau mais, avant de
lâcher la main, l’armée voulut s’assurer qu’elle ne perdait pas tout contrôle
sur une structure qui pourrait avoir un intérêt stratégique. La responsabilité du
réseau quitta donc la DARPA en 1975 pour passer à la DCA, Defense
Communications Agency, organisme purement militaire et qui, de surcroît,
partageait le scepticisme d’AT&T envers la commutation de paquets. Une
bureaucratie de généraux et de colonels s’installa, prescrivant en détail et par
écrit ce qu’il fallait faire et comment le faire.
Il était naturel de passer à
BBN le contrat relatif à l’exploitation du réseau mais BBN était entrée en
conflit avec la DARPA en refusant de communiquer le code source de l’IMP. Cela
gênait beaucoup ceux qui devaient corriger les dysfonctionnements du réseau. Ce
code ayant été financé par le budget fédéral, la revendication de BBN parut
excessive. La DARPA menaça de couper tous les contrats de BBN. BBN accepta de fournir pour une rémunération symbolique le code source à
qui en voudrait ; la DCA lui confia alors l’exploitation opérationnelle du réseau.
En 1975, les spécifications
techniques de TCP/IP sont disponibles ; Vint Cerf arrive à la DARPA en 1976 pour
prendre la responsabilité de l’interconnexion des réseaux Arpanet, Satnet et
radio, projet nommé ARPA Internet. En octobre 1977 cette interconnexion
fonctionnait.
Naissance de
l’Internet
La NSF (National Science
Foundation), créée en 1950 pour promouvoir le progrès scientifique en
finançant la recherche fondamentale et la formation, avait dès 1974 compris
l’intérêt d’un réseau pour l’accomplissement de sa mission. Mais pour disposer
d’un site Arpanet une université devait avoir un contrat avec la DARPA, sur des
projets de recherche financés par la Défense. Un site Arpanet coûtait plus
de 100 000 $ par an notamment à cause du coût des liaisons louées. En 1979, 120 Computer Science Departments étaient en place dans les universités
américaines mais celles-ci n’exploitaient que 15 des 61 sites Arpanet. L’université
risquait de se scinder en deux, une cloison se créant entre celles qui étaient
connectés et celles qui ne l’étaient pas.
Larry Landweber, de
l’université du Winsconsin, proposa de créer un réseau ouvert à la
recherche, l’université et l’industrie en louant des liens à Telenet. Cette
filiale de BBN exploitait un réseau de commutation de paquets plus lent que
l’Arpanet mais moins coûteux. En 1980, la NSF accepta de financer pour cinq
ans un Computer Science Research Network (CSNET). En 1986, pratiquement tous les départements d’informatique
des universités et beaucoup de centres de recherche privés étaient connectés au CSNET et
le coût de son exploitation était équilibré par les redevances de
ses utilisateurs.
A l’exemple du CSNET, d’autres
réseaux se mirent en place dans les années 80 :
- BITNET (Because It’s Time Network) entre les systèmes IBM,
-
UUCP (Unix-to-Unix Copy Program) aux Bell Labs,
- SPAN (Space Plasma Analysis Network) à la NASA,
- ainsi que divers réseaux universitaires en Europe et au Canada.
Ces réseaux communiquaient en
utilisant TCP/IP. On utilisa alors le terme « Internet » pour désigner
l'interconnexion mondiale des réseaux TCP/IP. L’industrie des routeurs prit son
essor.
En 1985, la NSF accepta de
construire entre cinq ordinateurs répartis sur le territoire américain le
backbone NSFNET, réseau à haut débit auquel les réseaux régionaux des
universités pourraient se connecter (il est économiquement efficace
d'organiser un réseau en plusieurs niveaux, le niveau fédérateur fournissant le
débit le plus élevé : un backbone permettait donc de diminuer le coût du réseau). Sa
disponibilité suscita la création de plusieurs réseaux régionaux : NYSERNET à New York, CERFnet en Californie etc. La NSF finançait les premières
années d’exploitation d’un réseau universitaire, après quoi chaque université
devrait payer 20 000 à 50 000 $ par an pour une connexion à haut débit.
Il fallait identifier les
ordinateurs connectés à l’Internet. Le Domain Name System (DNS), défini
en novembre 1983, proposa une structure hiérarchique. Sous la pression de la
DARPA ce système fut adopté par l’ensemble des acteurs en janvier 1986, les
sept domaines de haut niveau étant edu, com, gov, mil, net, org et int.
En 1989, l’Internet démarre au
plan économique.
TCP/IP s’impose dans le monde entier. L’Internet n’est plus une constellation
d’ordinateurs centrée sur l’Arpanet, mais un ensemble de réseaux connectés à
l’épine dorsale du NSFNET, vingt-cinq fois plus rapide que l’Arpanet et beaucoup
plus commode. L’Arpanet n’était plus désormais que l’un des réseaux Internet de la DARPA.
Il ne restait qu’à débrancher l’un après l’autre les IMP pour faire
basculer chacun des ordinateurs connectés à l’Arpanet vers un des réseaux régionaux de l’Internet. A la fin de 1989 c’était chose faite, non
sans quelque nostalgie.
En 1991 naissait le Web (voir Tim Berners-Lee,
Weaving the Web,
Harper Business 2000). En 1993 apparaissait Mosaic, le premier navigateur.
L'Internet était ainsi doté des facilités ergonomiques qui avaient fait défaut à
l'Arpanet.
En 1995, l’administration
américaine interrompit le financement du backbone de l’Internet : l’Internet
devenait une affaire purement commerciale, rémunérée par le paiement des utilisateurs aux IAP (Internet Access Providers) qui eux même paient leur raccordement,
ce qui finance de proche en proche une architecture à base de liaisons louées,
routeurs et backbones.
L’évaluation économique prouve
alors que l’Internet est viable grâce à la simplicité de l’architecture que
permet le protocole TCP/IP et à la baisse tendancielle du coût des équipements électroniques.
Cette baisse facilite par ailleurs l'accès à l'Internet d'une population
d'utilisateurs qui s'élargira, bien au delà du cercle des spécialistes de
l'informatique, universitaires et chercheurs, pour inclure
potentiellement l'ensemble de
la population et lui fournir des services multimédia.
De même qu'un cintre sert à construire une voûte qui, une fois posée,
tiendra toute seule, l'Arpanet a servi à construire un
être nouveau, techniquement efficace et économiquement viable. Les projets de
Licklider, utopiques au début des années 60, étaient devenus réalisables. Les
institutions, sceptiques dans un premier temps, se rallieront l'une après
l'autre à ce nouveau média - mais elles devront s'y adapter.
FIN
« We started looking at the network statistics and
realized we had a rocket on our hands » (Vint Cerf, cité dans Katie Hafner et
Matthew Lyon, Where Wizards Stay Up Late, Touchstone 1998
p. 254).
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