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Économie du système d’information

(Exposé introductif au séminaire du club des maîtres d’ouvrages des systèmes d’information, 10 et 11 mai 2001)

Introduction

L’économie des systèmes d’information est mal connue : diverses raisons concourent à obscurcir la connaissance de leurs coûts, et la fonction de production du système d’information n’a pas fait à ma connaissance l’objet d’une formalisation précise. Certaines directions générales croient pouvoir maîtriser le coût de l’informatique en suivant des règles simples, mais ces règles, si on les applique à l’aveuglette, peuvent avoir des effets pervers.

Si les coûts sont mal connus, les apports du système d’information le sont plus encore. Aucune entreprise ne peut se passer aujourd’hui d’un système d’information, fût-il sommaire ; mais les décisions le concernant sont rarement rationnelles parce que l’on ne sait pas évaluer ce qu’il apporte.

C’est cette ignorance qui est à l’origine du fameux paradoxe de Solow “You can see the computer age everywhere but in the productivity statistics.” (Robert Solow, New York Review of Books, 12 juillet 1987) " on voit des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de productivité", ainsi que de certaines des analyses de Strassmann.

I - Des coûts mal connus

Les entreprises connaissent les coûts immédiatement imputables à l’informatique : achats de matériel et de logiciel, marchés de réalisation, marchés de maintenance. Par contre, elles mesurent moins bien (ou pas du tout) les dépenses nécessaires à la mise en œuvre du système d’information, mais non directement imputables à l’informatique : marchés de consultance, travail consacré par la maîtrise d’ouvrage aux spécifications générales et à leur validation, suivi du projet, formation, déploiement, conduite du changement. 

On définit le "coût de possession du SI" comme la somme actualisée des diverses dépenses qu'implique sa mise en œuvre. L’évaluation prévisionnelle du coût d’un projet suppose que l’on ait une première idée de la solution informatique à retenir ; en général, cette idée est imprécise. Elle suppose avant toute négociation avec les fournisseurs des hypothèses sur le coût des briques logicielles et sur le coût de leur intégration. L’évaluation prévisionnelle sera au centre d’une fourchette d’incertitude dont la largeur est 50 % (si l’on dit " cela coûtera 10 MF", il y a 19 chances sur 20 pour que le coût se trouve finalement entre 5 et 20 MF). L’évaluation du délai de réalisation souffre d’une imprécision du même ordre. L'incertitude dans la prévision de la chronique des coûts se répercute bien sûr sur l’évaluation de la rentabilité du projet.

Un enjeu important

D’après Jean-Louis Peaucelle (" Informatique rentable et mesure des gains ", Hermes 1997), on observe que dans les entreprises le coût de l’informatique représente en moyenne :

  • 1,2 % du chiffre d’affaires, le ratio se situant selon les cas entre 0,5 et 4 %

  • 3,6 % de la valeur ajoutée,

  • 25 % de l’investissement.

Le coût du système d’information est toutefois supérieur au coût de l’informatique parce qu’il comprend d’autres postes. Le coût d’investissement du SI peut être estimé à 1,5 fois le coût d’investissement informatique, et le coût total (qui tient compte des dépenses ultérieures d’exploitation et de maintenance actualisées) peut être estimé à trois fois le coût d’investissement du SI, soit 5 fois le coût d’investissement informatique.

Les ratios ci-dessus, évalués sur l’ensemble des entreprises, recouvrent des situations très diverses. Pour une entreprise de services, l’essentiel de l’investissement se rapporte en fait au SI.

Pour donner un ordre de grandeur, les dépenses informatiques en France (à entendre au sens limitatif en raison des lacunes de la mesure) sont évaluées à 333 GF en 1996, dont 119 GF pour les achats de logiciels et de services (source : Pierre Audoin Conseil).

Détail des achats de logiciels et services :

II - Fonction de production

La fonction de production du système d’information comporte des facteurs du type " capital " (matériel, logiciels), du type " travail " (personnel d’exploitation), du type " consommations intermédiaires " (réseaux télécoms, électricité, locaux), enfin du type " expertise " qui constitue une forme spéciale de capital (conception fonctionnelle et conception technique). La durée de vie des logiciels dépend de l’évolution des coûts de maintenance : la " règle de pouce " en la matière, c’est de refaire le logiciel lorsque le coût de maintenance atteint le tiers du coût de réfection.

Les coûts des matériels et logiciels sont en évolution rapide ; une des plus spectaculaires est celle du coût des PC dont le prix, à qualité constante, diminue de 35 % par an.

Cette diminution, ainsi que la baisse du coût des télécommunications, a une grande importance pour le budget du système d’information : le coût des PC en réseau, si l'on compte non seulement le matériel mais aussi le coût du support aux utilisateurs (mais sans tenir compte du temps perdu par les utilisateurs pour apprendre à se débrouiller) peut représenter 60 % du budget informatique, avec une dépense de l'ordre de 20kF/utilisateur*an.

Le coût de réalisation d’un logiciel, c’est moins un coût d’écriture qu’un coût de vérification et de correction des erreurs : une bonne partie de la fonction de production va donc dépendre de la sécurité apportée par le langage de programmation utilisé.

L’évolution des langages de programmation apporte des gains de productivité : l’orienté objet permet, s’il est correctement mis en œuvre, de réutiliser les composants et surtout de sécuriser l’écriture du logiciel, car le cloisonnement procuré par l’encapsulation permet de limiter les risques d’erreur. Sur le marché américain, l’offre d’emplois en programmation porte essentiellement sur les langages orientés objet (C++, Java et Perl) :

 

L’évolution rapide des solutions techniques suppose des compétences " pointues " : sécurité (" firewall ", antivirus, " proxys ", back-up, etc.), " middleware ", " datawarehouse ", " groupware " (messagerie, Intranet, agenda partagé etc.). Il devient difficile pour une direction informatique de rentabiliser de telles compétences. Dès lors se pose une question délicate : comment définir ce qui doit être réalisé par la DSI, et ce qu’elle doit confier à des fournisseurs (" externaliser ") ? quelles compétences une direction informatique doit-elle conserver en interne pour maîtriser les évolutions de la plate-forme technique du SI de l’entreprise ?

III - Danger des règles de gestion trop simples

Le coût du système d’information représente pour certaines entreprises, plus particulièrement dans les services, une part importante des dépenses. Les directions générales cherchent à maîtriser ce " centre de coûts ", oubliant qu’il s’agit pour l’entreprise d’une ressource vitale. En l’absence d’une réflexion mûrie sur l’économie du système d’information elles se donnent des règles simples : comprimer les dépenses en respectant une " enveloppe informatique ", limiter le " taux d’informatisation " de l’entreprise (c’est-à-dire le volume du logiciel utilisé), limiter les dépenses en nouveaux développements, etc. Ces diverses méthodes ont fait l’objet d’une étude systématique (Peter G. W. Keen, Shaping the Future, Business Design through information technology, Harvard Business School Press 1993).

Le modèle de Keen tient compte des paramètres suivants :

  • obsolescence des logiciels (durée de vie),

  • baisse tendancielle du coût des unités d ’œuvre,

  • stock des logiciels en exploitation, flux des développements, coût de maintenance et d’exploitation.

L’économie du SI apparaît alors comme l’économie d’une ressource en capital que l’on stocke, que l’on entretient et que l’on renouvelle. Cette approche ne tient pas compte d’autres aspects de l’économie du SI (comme la gestion des erreurs en programmation), mais elle permet de mettre en évidence les effets pervers des règles simples : explosion ou implosion non maîtrisées des dépenses, écrasement de la part des nouveaux développements. 

IV - Des gains difficile à évaluer

En regard de l’évaluation du coût, il faut pour calculer la rentabilité du SI évaluer les divers gains qu’il apporte. En premier on trouve la baisse des coûts de production des services existants, effet très apprécié des directions générales éprises de productivité. Puis on trouve la différenciation des services : réservation dans le transport aérien, commutation temporelle dans les télécommunications, distributeurs automatiques de billets dans les banques, intermédiation, partenariats et " packaging " d’offres nouvelles combinant des services rendus par l’entreprise et par des partenaires externes etc. On trouve ensuite la personnalisation de l’offre facilitée par l’" orientation client " de l’entreprise (orientation qui suppose de savoir gérer les informations qu’elle détient sur le client, ses habitudes et préférences) et par les systèmes de fidélisation. L’exploitation systématique des informations sur le client permet de segmenter la clientèle, opération fondamentale du marketing, puis de porter un diagnostic déterminant le segment auquel appartient tel client particulier, et de formuler en conséquence le type d’offre à proposer ainsi que le type de relation commerciale à entretenir avec lui.

La relation avec le client peut combiner, grâce au SI, l’ensemble des vecteurs de communication possibles : cartes à puce, contact " présentiel " en agence, centre d ’appel, Internet etc.

Au delà de ses utilisations opérationnelles, le SI fournit à l’entreprise les moyens d’accumuler l’expertise sur laquelle se fonde la démarche marketing, ainsi que la préparation des décisions commerciales ou de l’investissement : il permet l’observation statistique des données produites à l’occasion des applications opérationnelles et leur interprétation à l’aide de systèmes d’aide à la décision (" datawarehouse ", " datamining ").

L’ensemble des apports du SI est ainsi divers et diffus. Comment mesurer le gain d’efficacité apporté par une meilleure connaissance du marché, une meilleure perception de ses déterminants ? comment distinguer l’apport de telle ou telle partie du SI, sachant qu’elles s’appuient l'une sur l'autre et que l’efficacité provient de leur synergie ? La baisse du coût de production et l’enrichissement de l’offre favorisent des gains de part de marché, à la fois par le canal des baisses de prix et par l'amélioration de la qualité. Il peut en résulter une hausse du profit qui durera tant que la concurrence n’aura pas contraint l’entreprise à réduire son prix de vente. La hausse du profit est essentiellement transitoire, mais comme elle peut être significative pendant une durée limitée, elle constitue le moteur toujours renouvelé de l’innovation. C’est sa recherche qui pousse les entreprises à se distinguer de leurs concurrents par la qualité de leurs produits ou leurs techniques de production.

Le résultat d’une innovation est incertain : la baisse du coût de production se produira-t-elle ? le marché réagira-t-il comme on l’espère ? le profit escompté sera-t-il au rendez-vous ? en outre les discussions sur la rentabilité du SI sont confuses, car son caractère " immatériel " le prive de l’évidence sensible que possède le " matériel ". Certes la rentabilité d’un produit matériel est aussi aléatoire que celle d’un logiciel ; mais on peut le toucher de ses mains, il parle à l’intuition, alors que le SI n’est visible qu’à travers des interfaces homme machine qui donnent sur son architecture une vue étroite. Nous avons tous entendu un DG dire, lors des réunions préparatoires du budget informatique, " les prévisions de coût, quoique incertaines, ont une crédibilité car je sais que votre projet va coûter cher ; par contre, les prévisions de gain sont peu convaincantes. Si l’entreprise avait gagné tout ce que promettaient les projets informatiques, nous ferions un profit énorme et nous aurions une part de marché supérieure à 100 %. "

La rentabilité du SI sera mise en doute. Il faut toutefois relativiser cette difficulté, que le SI partage avec l’organisation de l’entreprise. Qui sait mesurer la rentabilité d’un effort d’organisation ? son effet est aléatoire, car il est impossible de dire a priori si l’entreprise va accepter ou non la nouvelle organisation. Il en est de même, d’une façon plus générale, chaque fois que l’on veut innover, même dans les techniques de production les plus " matérielles " : toute innovation implique un changement des méthodes de production aux effets en partie imprévisible, donc une prise de risque.

IV - Répondre aux " paradoxes "

Robert Solow a prononcé en 1982 la phrase devenue célèbre : " Je vois des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de productivité ". Depuis, il est revenu sur cette position sceptique ; mais son élève Gordon continue dans la même voie. Paul Strassmann, dans " The Squandered Computer " (The Information Economics Press, 1997) a lui aussi mis en doute la rentabilité des technologies de l’information. Le scepticisme est à la mode parmi les économistes.

Mais ce scepticisme s’appuie sur des fondements très fragiles. D’une part, il est normal que les nouvelles technologies, précisément parce qu’elles sont nouvelles, ne soient pas correctement utilisées, et que la performance moyenne des entreprises soit médiocre. S’agissant d’une innovation, la performance moyenne n’est pas significative parce que le marché n’est pas parvenu à l’équilibre où chacun saurait comment utiliser l'outil. Il faut regarder non les moyennes, mais les meilleures utilisations, qui indiquent la voie en explorant la façon d’utiliser au mieux les nouvelles technologies.

Par ailleurs les nouvelles technologies, en raison de leur souplesse et de la différenciation qu’elles permettent, déconcertent les méthodes de mesure statistique conçues pour l’économie industrielle antérieure. Seules sont en effet comptabilisées les valeurs. Or une valeur, c’est une somme de produits d’une quantité par un prix :

V = SPQ

L’indice de valeur, c’est le produit d’un indice de volume par un indice de prix :

V/V0 = SPQ/SP0Q0 = (SPQ/ SP0Q)(SP0Q/ SP0Q0)

Lorsque l’on calcule le Produit Intérieur Brut (PIB) d’une nation, on agrège des volumes auxquels on applique les prix d’une " année de base ", selon la formule SP0Q. Or comment mesurer des volumes ? en divisant des valeurs par des prix ! mais comment estimer les prix ? c'est parfois impossible. Par exemple les statisticiens sont désarmés devant le téléphone mobile, car ils ne parviennent pas à regrouper en un indice de prix la diversité des grilles tarifaires des opérateurs. Le téléphone mobile, qui équipe 50 % des ménages, ne fait pas partie des biens retenus pour calculer l’indice du prix de la consommation. L’indice du prix de production industrielle des ordinateurs est par exception un indice " hédonique " calculé à qualité constante ; mais son calcul est difficile. Les divers pays utilisent des méthodes différentes, les comparaisons internationales en sont altérées. 

Les nouvelles technologies permettent des baisses de prix, comme ce fut le cas dans le transport aérien. Cependant leur intervention n’est pas nécessairement corrélée avec une hausse du profit, le gain de productivité qu’elles apportent étant approprié par le consommateur.

Les folles espérances placées par les actionnaires dans la nouvelle économie ont été suivies d’une désillusion qui a poussé à mettre en doute la rentabilité des nouvelles technologies. Ce n’est pourtant pas parce que des espoirs excessifs ont été déçus que les nouvelles technologies ne seraient pas rentables.

La démarche la plus raisonnable est celle qu’ont suivie Jean Tirole et Josh Lerner dans " The Simple Economics of Open Source " (17 janvier 2001). Ils se sont contentés d’une approche monographique : " En raison du caractère encore trop récent de ce domaine, nous n'avons pas cherché à construire un nouveau cadre théorique, ni à analyser des statistiques. Nous avons concentré notre attention sur quatre cas particuliers : Apache, Linux, Perl et Sendmail ". C’est ainsi que procédaient les économistes et les statisticiens du début du XIXème siècle, lorsqu’ils voulaient comprendre les performances permises par une industrialisation alors dans sa nouveauté.