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Ensemble et organisme

21 février 2003

La notion d’« ensemble » en mathématiques est très générale : un « ensemble », cela peut désigner n’importe quelle collection. Les objets qui se trouvent dans votre chambre forment un ensemble, fût-il hétéroclite, défini par la propriété « être un objet situé dans la chambre de M. Untel à tel instant ».

Peut-on dire que vous êtes vous-même un ensemble, et que votre bras vous appartient selon une relation ensembliste ? oui, en raison de la généralité de la notion d’ensemble ; mais ce n’est pas nécessairement pertinent, cela ne correspond pas nécessairement à ce que vous voulez faire avec votre pensée. Lorsque vous pensez à votre bras gauche, vous ne le considérez pas en effet comme un élément d’un ensemble où il serait analogue à d’autres, mais comme un organe qui appartient à un organisme où il remplit une fonction spécifique, en relation avec d’autres organes.

En pratique, il est préférable d’utiliser le mot « ensemble » pour désigner des éléments qui ont en commun certaines propriétés ; et d’utiliser le mot « organisme » pour désigner un être composé d’organes.

Les naturalistes du XVIIIème siècle furent comme Carl von Linné (1707-1778) des classificateurs : ils classaient les êtres vivants en catégories définies selon la ressemblance de leurs caractères morphologiques. Cette classification procédait du général au détaillé selon la hiérarchie des règnes, classes et espèces. Il était possible de la représenter par un arbre renversé, la racine (en haut) désignant l’ensemble du « vivant », puis se subdivisant en sous-ensembles (« animal » et « végétal », etc.). Cette même approche nous sert pour définir la nomenclature des classes d’un attribut qualitatif ; elle nous sert aussi, en modélisation objet, lorsque nous définissons la hiérarchie des « classes » selon la relation d’« héritage » : une classe recouvre un ensemble d’objets potentiels ; une classe fille est, à l’intérieur de la classe, un sous-ensemble possédant des propriétés spécifiques. Dans le modèle UML, cette relation est représentée par une flèche terminée par un triangle.

Michel Foucault [1] a décrit un point de rupture dans l'histoire des sciences naturelles : le jour où Georges Cuvier (1769-1832) brisa les bocaux où l’on conservait soigneusement des « monstres » (veaux à deux têtes etc.), considérés comme des exceptions par rapport à la classification, pour les disséquer. Cuvier rompait ainsi avec l’approche ensembliste, classificatoire, pour considérer un organisme et s’efforcer de comprendre comment se conjuguaient ses divers organes. Au virage, au passage de la classification à l’organisme correspond, en statistique, la polarité entre population et monographie. La statistique, par nature, étudie des populations (de personnes, d’entreprises, etc.) ; cependant pour comprendre comment fonctionnent les individus qui composent une population il faut construire des monographies. Elles ne visent pas à décrire l’ensemble, mais à l’illustrer par l’examen approfondi d’un cas particulier que l’on va « ouvrir » pour identifier ses organes et étudier leurs relations.

De même, en modélisation objet, les relations de « composition » ou d’« agrégation [2] » permettent d’associer à une classe d’autres classes qui sont ses organes. Dans le modèle UML, ces relations sont représentées par un lien terminé par un losange (« diamant »). Les directions d’une entreprise composent celle-ci ; ce vocabulaire peut servir à qualifier la relation qui existe entre votre bras est vous : c’est une « composition » et non une inclusion ensembliste. 

Tout cela est affaire de choix de vocabulaire, donc de pertinence. Certes nous pouvons dire que votre corps est un ensemble de cellules ; de ce point de vue votre bras gauche est bien un sous-ensemble de votre corps, le sous-ensemble qui regroupe les cellules … de votre bras gauche. Mais lorsque vous pensez à votre corps, pensez-vous aux cellules qui le composent ou aux organes selon lesquels ces cellules se regroupent et aux fonctions que ces organes remplissent ? à quelle « couche » de votre corps pensez-vous ? si vous avez mal à votre bras gauche, sans doute ce phénomène comporte une irritation des cellules ; mais pour l’expliquer il faudra remonter au niveau des organes dont le dysfonctionnement provoque cette douleur. Si vous vous êtes fait une fracture, c’est la continuité de l’un de vos organes (ici, la continuité d’un os) qui est rompue : c’est au niveau de l’organe que cela peut se voir, se dire et se soigner.

De même, un système d’information peut être conçu comme un ensemble de lignes de code source. Mais il sera souvent plus pertinent de le considérer comme un organisme, articulant des « organes » qui remplissent des fonctions complémentaires – ce que le mot « système » exprime d’ailleurs exactement. C’est pourquoi la conception d’un SI doit procéder du haut en bas, « top down », en partant des fonctionnalités, puis en intégrant les contraintes et les outils techniques, pour n’arriver à la production des lignes de code que lorsque tous les « organes » et leurs fonctions auront été convenablement définis.

Observons enfin que la différence entre ensemble et organe n’est pas relative à la nature de l’être que l’on considère, mais à la relation que l’on a avec lui, à l’action dans laquelle on l’implique ; cette différence n’est pas ontologique, mais pratique : elle n’est pas soumise au critère de vérité, mais au critère de pertinence. C’est pourquoi elle suscite tant de confusions, le langage des ingénieurs étant d’une coupable imprécision. Dans UML en action [3], ouvrage par ailleurs excellent, on trouve p. 139 une phrase qui illustre ce type d’erreur : «  Si l’une des classes joue le rôle d’ensemble composé d’instances de l’autre classe, utilisez l’agrégation ». Il aurait fallu dire : « Si l’une des classes joue le rôle d’un organisme composé d’organes qui sont des instances de l’autre classe, utilisez l’agrégation ».

Si les ingénieurs qui s’occupent du système d’information ne sont pas aussi quelque peu des philosophes, ne savent pas discerner la nature des concepts qu’ils utilisent, alors ils risquent de rater des distinctions comme celle entre ensemble et organisme, et de traverser sans s’en rendre compte la frontière que Cuvier a franchie avec fracas le jour où il brisa les bocaux du Muséum.


[1] Michel Foucault, Les mots et les choses, Gallimard 1966, p. 150 : « Cuvier fera main basse sur les bocaux du Muséum, il les cassera et dissèquera toute la grande conserve classique de la visibilité animale ».

[2] La composition est un cas particulier de l'agrégation dans lequel l’existence de la partie est conditionnée par l’existence du tout. L'existence d'un camion n'est pas conditionnée par l'existence d'un parc de camions (agrégation), mais l’existence d’un secrétariat de direction est conditionnée par l’existence de la direction (composition).

[3] Pascal Roques et Franck Vallée, UML en action, Eyrolles 2003