Il est toujours délicat d'associer un
adjectif à une période historique, surtout quand étant longue et complexe elle
recouvre une grande diversité selon les époques et les lieux : c'est pourtant ce
que nous ferons en utilisant l'adjectif « féodal » pour qualifier l'état de la
société et de l'économie avant que l'industrialisation ne commence au début du
XVIIIe siècle (nous datons arbitrairement l'émergence de l'industrialisation de
1707, date des Acts of Union qui, scellant l'unification de l'Écosse et
de l'Angleterre, créent la Grande-Bretagne et font de l'Écosse le berceau de
l'industrie avec le Scottish Enlightenment, les « Lumières écossaises »).
Certes, il existait des entreprises de type
industriel avant que le machinisme ne déploie ses possibilités (mines,
construction navale, fonderie, tissage etc.) ; au Quattrocento les
Florentins avaient organisé le négoce et la banque à l'échelle européenne ; au
XVIIe siècle Colbert (1619-1683) avait organisé les manufactures selon un
programme étatique qui peut se comparer aux réalisations soviétiques, l'ensemble
de l'économie étant organisé et dirigé comme une seule grande entreprise.
L'époque que nous qualifions sommairement de « féodale » comportait donc déjà
les germes de ce qui deviendra l'économie industrielle : s'il en avait été
autrement celle-ci n'aurait pas pu voir le jour.
* *
Au XIe siècle, alors que l'organisation de
l'état carolingien s'écroulait, une classe militaire de propriétaires fonciers
s'était constituée en une « noblesse » qui, quelques siècles plus tard, fondera sa
légitimité sur une ascendance germanique supposée, la « race » d'origine franque
qu'a évoquée Boulainvilliers (1658-1722).
Cette organisation sociale était à la fin du
XVIIIe siècle moribonde à la Cour comme à la Ville, où la noblesse se
caractérisait surtout par des privilèges fiscaux ; mais la Cour et la Ville
appartenaient à d'autres mondes que la plus grande partie d'un pays qui,
profondément rural, vivait encore à l'heure de la féodalité.
Si « l'Assemblée Nationale, dit le décret
du 11 août 1789, détruit entièrement le régime féodal », c'est qu'il y avait
alors un régime à détruire et qu'on lui donnait ce nom-là. La constitution de
l'ordre de la Légion d'honneur du 19 mai 1802 impose encore à ses membres de «
combattre toute entreprise tendant à rétablir le régime féodal » (Bloch, La
société féodale, p. 12 et 621).
Fief et vassalité
Dans
La société féodale
Marc Bloch (1886-1944) a donné une description nourrie par la fréquentation
assidue des archives.
Il décrit les origines de la féodalité et la diversité des formes qu'elle a
prises selon les pays et les époques : elle a connu des évolutions différentes
en France, en Espagne, en Italie, en Allemagne et en Angleterre. Il dégage ainsi
le système de valeurs et, chez les individus, le profil psychologique qui
caractérisent la société féodale.
Le mot féodal se rattache à fief
qui a la même racine que l'allemand Vieh, « bétail » ou « cheptel »
(Bloch p. 236) : le fief, c'est un capital qui prend le plus souvent la
forme d'un territoire dont la population procure au seigneur sa subsistance et
sa force armée. Des hommes d'armes, les « chevaliers », entourent le seigneur,
le protègent et l'accompagnent à la guerre. Pour les récompenser, et aussi pour
déléguer le contrôle de certaines parts d'un territoire trop grand, le seigneur
« chase » certains de ses hommes d'armes en leur attribuant un fief.
À la découpe du patrimoine foncier en fiefs
s'associe un réseau de relations hiérarchiques : chaque seigneur est le
vassal, le féal d'un autre seigneur plus puissant auquel il a juré
fidélité (« féal » vient de fides). Selon un cérémonial précis, un
serment, l'« hommage » par lequel un homme se « donne » à un autre homme, engage
l'un envers l'autre le vassal et son seigneur : en échange de la contribution
que le vassal apporte à la puissance militaire et à la richesse du seigneur,
celui-ci lui accorde sa protection. L'arbre des relations vassaliques culmine
dans la personne du roi, dont les plus grands seigneurs sont les vassaux
directs.
Les fiefs devenant héréditaires, le lien
vassalique tendra à se dissoudre même si l'héritier renouvelle le serment
qu’avait prêté son père ; il arrive ainsi que des vassaux soient plus puissants
que leur seigneur, ou qu'une même personne soit vassale de plusieurs seigneurs :
la simplicité de la hiérarchie fait alors place à une complexité source de
conflits.
La féodalité est née de l'effondrement de
l'État et du besoin de s'organiser pour faire face à un monde dangereux : devant
l'attache vassalique, les autres moyens de l'action publique se sont effacés et
c'est à elle, malgré sa complexité, qu'il appartenait de structurer les pouvoirs
légitimes (Bloch p. 266).
Économie
On rencontre dans la société féodale les
trois figures qui structurent l'imaginaire des cultures indo-européennes et que
Dumézil a reconstituées à partir des textes indiens, gréco-romains, perses et
caucasiens : le prêtre, le guerrier, l'agriculteur-éleveur.
Cette structure est évoquée par Adalbéron,
évêque de Laon (947-1030) : « La cité de Dieu qui se présente comme un seul
corps, est en réalité répartie en trois ordres : l'un prie, l'autre combat, le
dernier travaille
». Mais dans la société féodale l'agriculteur est opprimé :
« Finances, garde-robe, approvisionnements,
tout cela est fourni à tous par les serfs, si bien qu'aucun homme libre ne
saurait vivre sans leur concours. Point de fin pour les larmes et les
gémissements des hommes de la classe servile. C'est une race d'hommes
malheureuse et qui ne possède rien qu'au prix de sa peine » (Adalbéron, Poème
au roi Robert).
C'est que les deux activités principales de
la féodalité sont la guerre et la prière ; la production, essentiellement
agricole, doit d'abord les alimenter et, secondairement, assurer la survie de la
population. Seuls les miséreux pouvaient se résigner à ne subsister que de leur
propre production : richesse et bien-être étaient inséparables du commandement
(Bloch p. 109). L'enluminure que reproduit la figure ci-dessous est révélatrice : le
laboureur, intéressé sans doute mais passif, observe le chevalier et le clerc
engagés dans une vive conversation.
«
Clerc, chevalier et laboureur » (Aldobrandino da Siena, Li Livres dou Santé,
vers 1285 ; British Library, manuscrit Sloane 2435 f. 85)
La société féodale n'ignorait ni l'achat ni
la vente, mais en raison de la rareté de la monnaie elle ne vivait pas, comme le
fait la nôtre, d'achat et de vente (Bloch p. 107) : le débiteur payait souvent
en denrées qui étaient alors évaluées plus ou moins exactement en livres, sous
et deniers.
La ville, serrée autour des marchés et de la
cathédrale et entourée de fortifications, est pour la société féodale un corps
étranger (Bloch p. 491). Les artisans et les marchands y vivaient de l'échange
et formaient une « bourgeoisie».
Organisés en commune, ils se prêtaient un serment d'entraide non pas
vertical et hiérarchique, mais horizontal et entre égaux en droit. Ils
détestaient les entraves que la féodalité opposait à leurs affaires ainsi que
les abus des clercs et des chevaliers - qui, en retour, les méprisaient car la
source de leurs revenus (intérêts sur les prêts, écart entre prix d'achat et
prix de vente) était jugée impure.
Ainsi s'accumulait dans les villes la classe
active et industrieuse, puis plus tard industrielle, qui sera le ferment de la
révolution.
État d'esprit
L'univers mental était marqué par
l'instabilité. Beaucoup de morts prématurées étaient dues aux grandes épidémies
et, chez les humbles, aux famines. Jointes aux violences journalières ces
catastrophes donnaient à l'existence un goût de continuelle précarité (Bloch p.
116). Les personnes étaient émotives, nerveuses, sujettes à des fureurs, coups
de têtes et brusques revirements. Les serments étaient d'autant plus solennels
qu'ils étaient souvent violés.
La perception du temps était floue :
l'écriture étant peu répandue, l'enregistrement des faits était imprécis et ils
donnaient bientôt naissance à des mythes. La fin du monde semblait proche, des
paniques se répandaient dès qu'un signe avant-coureur était annoncé. Le temps
présent se trouvait ainsi coincé entre un passé transformé par la légende et un futur que bornait
la proximité de l'apocalypse (Bloch p. 131).
Le goût du calcul et de l'exactitude était
étranger à la plupart, ainsi que la sensibilité à la statistique : les
chroniques du temps indiquent souvent des ordres de grandeur invraisemblables
(Bloch p. 118).
Les esprits étaient maladivement attentifs
aux manifestations surnaturelles, à toute espèce de signe, de rêve ou
d'hallucination (Bloch p. 116 ; on en trouve des exemples dans l'Autobiographie
de Guibert de Nogent) : le monde sensible n'était qu'un langage chargé
d'exprimer par signes une réalité plus profonde. On pensait que les catastrophes
étaient causées par les démons auxquels pouvait s'opposer l'influence
bienfaisante des saints (Bloch p. 130) : il fallait donc se concilier ces
derniers par la prière et les offrandes. Les églises, les cathédrales et les
monastères étaient ainsi les grandes entreprises du temps, des usines à grâce
: nulle fonction d'intérêt collectif n'apparaissait plus nécessaire que celle
des grands organismes spirituels (Bloch p. 134).
L'observation étant délaissée au profit de
l'interprétation, la pensée restait pré-conceptuelle ; au XVIe siècle encore il
paraissait normal de regrouper les faits selon des liens purement symboliques :
« pour décrire un animal le naturaliste évoquait son anatomie, la manière de le
capturer, son utilisation allégorique, son mode de génération, son habitat, sa
nourriture et la meilleure façon de le mettre en sauce » (Michel Foucault,
Les mots et les choses).
Cette pensée symbolique était chaleureuse et
puissamment communicative, comme en témoigne le tympan des églises romanes ;
elle s'accompagnait, chez les clercs les plus savants, d'une réflexion
qui, s'alimentant à l'oeuvre d'Aristote, préparait l'évolution ultérieure (Gilson, La philosophie du Moyen Âge). L'émergence de la science
expérimentale à la Renaissance, puis avec Galilée (1564-1642), fournira à
l'action un outil puissant mais entraînera aussi une surévaluation de la mise en forme
rationnelle au détriment de la pensée symbolique qui l'oriente et la
motive.
Prédation
Les hommes étaient incapables de contrôler
un premier mouvement, peu sensibles au spectacle de la douleur, peu respectueux
de la vie où ils ne voyaient qu'un état transitoire avant l'Éternité, portés
enfin à mettre le point d'honneur dans le déploiement quasi-animal de leur force
physique (Bloch p. 568). Une menace de tous les jours pesait donc sur chaque
destin individuel, sur les biens et sur la chair même : guerre, meurtre, abus de
la force, la violence est la marque du système féodal (Bloch p. 567).
La guerre formait la trame de toute carrière
de chef et la raison d'être de tout pouvoir de commandement (Bloch p. 218). Des
querelles naissaient de causes futiles, entraînant d'interminables vengeances
privées, les « faides » qui se transmettaient d'une génération à la suivante.
En un temps d'échanges rares et difficiles,
le butin et l'oppression étaient par ailleurs les moyens les plus sûrs pour
devenir riche : la guerre était donc l'activité nobiliaire par excellence, et la
richesse se prenait à la pointe de l'épée pour être dépensée dès
que conquise, le noble laissant couler entre ses doigts une fortune vite
acquise. « Celui-là sera riche qui prendra de bon cœur », dit Bertran de Born
(1140-1215), troubadour et petit seigneur. Il faut se protéger et dominer : «
s'abriter des ennemis, triompher des égaux, opprimer les inférieurs », dit un
commentateur du temps (Bloch p. 419).
De toutes les formes de subordination
d'individu à individu, la plus élevée consistait à servir de l'épée, de la lance
et du cheval un maître dont on s'était déclaré le féal (Bloch p. 224). Le
chevalier devait s'entraîner longuement au maniement de ses armes et de sa
monture : la guerre lui donnait l'occasion de déployer une adresse de sportif de
haut niveau, elle était aussi le meilleur des remèdes contre l'ennui. « Sans cesse
je lutte et me bats, m'escrime, me défends et bagarre », dit Bertran de Born,
et il ajoute « un mort vaut mieux qu'un vivant vaincu
».
La vie humaine ne valait pas cher et la
guerre comportait de ces procédés qu'a depuis peu réprouvés la convention de
Genève (1949) : une garnison qui avait résisté « trop longtemps » était
massacrée ou mutilée, les terres ennemies étaient dévastées, les villages et
récoltes incendiés (Bloch p. 415).
Seule la foi religieuse - ou, pour parler
plus exactement, la peur de l'enfer - pouvait enrayer cette violence.
Charité
La notion d'un monde terrestre tout pénétré
de surnaturel conspirait avec la hantise de l'au-delà : la peur de l'enfer est
un des grands faits sociaux du temps (Bloch p. 135). Les aumônes éteignaient le
feu de l'enfer « comme de l'eau » (Bloch p. 295) : il était donc opportun, au
terme d’une vie de prédateur, de léguer à l'Église une part du patrimoine
conquis.
L'Église enseignait l'horreur du sang versé
et défendait les faibles (Bloch p. 189) d'autant plus volontiers sans doute que
les clercs étaient incapables de défendre contre l'avidité des chevaliers les
richesses qu'elle avait accumulées et qui étaient, pour une part,
consacrées à des activités charitables - hôpitaux, léproseries, secours aux
pauvres etc.
L'excès de violence avait d'ailleurs fait
monter dans la masse de la population une aspiration à la paix qui s'opposait à
l'humeur guerrière de la noblesse. Dès 1054 les évêques de la province de
Narbonne réclament « qu'aucun chrétien ne tue un autre chrétien » (Bloch p. 569)
et la « paix de Dieu » sera prêchée avec succès par l'Église.
Si le seigneur était violent son épouse,
plus compatissante, redistribuait une part de la richesse conquise en faisant la
charité aux pauvres et aux malades. Les services que le seigneur attendait de
son fief lui étaient d'ailleurs d'autant mieux rendus qu'il savait se montrer
généreux : « Voulait-on retenir les hommes du fief au-delà du temps fixé, les
emmener plus loin ou les requérir plus souvent ? Force était de redoubler de
libéralités » (Bloch p. 413).
Ainsi s'établissait entre la prédation et la
charité l'équilibre approximatif qui permettait à la masse de la population de survivre et de
se reproduire : le prélèvement violent qu'opérait la prédation était globalement (et
sans doute inexactement) compensé, dans une économie où la monnaie était rare,
par les dons en nature et les services gratuits que distribuait la charité.
De la féodalité à la « féalité »
Au XVIIe siècle le caractère territorial de
la féodalité s'estompe mais certains de ses traits psychologiques perdurent :
elle devient une « féalité », l'aristocratie française s'organisant en réseaux
familiaux que confortent des liens de fidélité personnelle.
On « appartient » à quelqu'un, même si la
cérémonie solennelle de l'hommage n’est plus de mise. Chaque grand seigneur est
entouré d'« amis », seigneurs de moindre rang qui adhèrent à ses intérêts,
défendent sa personne, et qu'il protège en retour.
Les fils de France et princes du sang
n'appartiennent, eux, à personne et le roi n'est à leurs yeux, pendant la
minorité de Louis XIV comme sous Louis XIII, qu'un primus inter pares
avec lequel ils négocient les armes à la main : la guerre civile, qui est pour
eux chose naturelle, ravage le pays durant la Fronde (1648-1653). En pleine
guerre contre l'Espagne les plus grands seigneurs signent des traités privés
avec l'ennemi, se mettent à son service et conduisent ses armées : ce fut le cas
de Turenne, de Condé et du frère de Louis XIII, Gaston d'Orléans.
Par ailleurs les magistrats, propriétaires
de leurs charges, forment une « noblesse de robe » qui prétend exercer sur le
gouvernement de la France un contrôle que les rois ne sont pas disposés à lui
laisser : ils préparent ainsi sans le savoir une révolution qui mettra un terme
à leurs ambitions en supprimant les parlements. Retz, dans ses Mémoires,
décrit les démarches du Parlement pendant la Fronde ; ces pages où l'on voit
s'agiter des juristes qui pensent modeler la société à coups de textes
sont d'un comique involontaire :
« Un conseiller ayant dit que les gens de
guerre qui s'assemblaient sur la frontière pour le service du Mazarin se
moqueraient de toutes les défenses du Parlement si elles ne leur étaient
signifiées par des huissiers qui eussent de bons mousquets et de bonnes piques,
ce conseiller dis-je, qui comme vous le voyez ne parlait pas de trop mauvais
sens, fut repoussé par un soulèvement général de toutes les voix comme s'il eût
avancé la plus forte impertinence du monde » (Retz, Mémoires, p. 907)
La noblesse mendiait auprès du souverain
pensions, places, gouvernements et bénéfices tout en recherchant la « gloire »
qui satisfaisait à la fois l'ambition des individus et la réputation de la
famille. D'où son insubordination, son instabilité et son agitation :
« Le moindre incident suffit à pousser à
l'action violente des hommes qui craignent que l'abstention ne passe pour
lâcheté » (Bertière, in Retz p. 16}
La violence était endémique. Retz décrit les
précautions qu'il doit prendre pour ne pas être assassiné. En plein palais de
justice, La Rochefoucauld (le moraliste !) lui serre le cou entre les battants
d'une porte et crie aux autres de le tuer (Retz p. 854). Retz a évoqué ainsi la
confusion des idées et des intérêts qui agitaient la noblesse sous la Fronde :
« La multitude d'intérêts différents qui
agitaient le corps et les parties [du parti de Condé] en brouillait si fort ....
toutes les espèces [c'est-à-dire toutes les idées}] que je n'y connaissais
presque rien. [Les dirigeants de ce parti] formaient un chaos inexplicable
d'intentions et d'intrigues non pas seulement distinctes, mais opposées. ....
Ceux qui étaient les plus engagés dans leur cause confessaient qu'ils n'en
pouvaient démêler la confusion .... Ces espèces .... ne se démêlent, dans les
temps où tous les esprits sont prévenus, que dans les spéculations des
philosophes, qui sont peu en nombre, et qui, de plus, y sont toujours comptés
pour rien, parce qu'ils ne mettent jamais à la main la hallebarde » (Retz p. 837
et 973).
Cette tournure d'esprit perdure au XVIIIe
siècle, une fois levée la main que Louis XIV avait fait peser sur l'aristocratie
et le Parlement : le Régent avait en 1715 rendu à celui-ci son droit de
remontrance. Pendant tout le XVIIIe siècle les complots dynastiques, l'agitation
parlementaire et les « affaires » ne cesseront pas. Saint-Simon attribue à la
duchesse du Maine une phrase que celle-ci aurait prononcée en 1718 et qui
traduit l'état d'esprit des plus grands seigneurs :
« Quand on a une fois acquis, comme que ce
fût, la qualité de prince du sang et l'habilité de succéder à la couronne, il
faut bouleverser l'État et mettre tout en feu plutôt que de se les laisser
arracher » (Saint-Simon, Mémoires, vol. VII p. 333}
Cependant la noblesse avait conservé la
pratique de la charité. Voici le souvenir que Talleyrand (1754-1838) a gardé de
son enfance chez sa grand-mère, la princesse de Chalais. Il montre, en
idéalisant sans doute, comment et dans quel esprit la charité était dispensée à
la fin de l'ancien régime. On croirait lire la comtesse de Ségur :
« Les paysans ne voyaient leur seigneur que
pour en recevoir des secours et quelques paroles encourageantes et consolatrices
.... Au retour de la messe, on se rendait dans une vaste pièce du château qu'on
nommait l'apothicairerie. Là, sur des tablettes, étaient rangés et très
proprement tenus de grands pots renfermant divers onguents .... Il y avait aussi
quelques bouteilles d'élixirs, de sirops, et des boîtes contenant d'autres
médicaments. Les armoires renfermaient une provision considérable de charpie, et
un grand nombre de rouleaux de vieux linge très fin et de différentes dimensions
.... Deux soeurs de la charité interrogeaient chaque malade sur son infirmité
ou sur sa blessure. Elles indiquaient l'espèce d'onguent qui pouvait les guérir
ou les soulager. Ma grand-mère désignait la place où était le remède ; un des
gentilshommes qui l'avaient suivie à la messe allait le chercher ; un autre
apportait le tiroir renfermant le linge ; j'en prenais un morceau, et ma
grand-mère coupait elle-même les bandes et les compresses dont on avait besoin.
Le malade emportait quelques herbes pour sa tisane, du vin, des drogues pour une
médecine, toujours quelques autres adoucissements, dont celui qui le touchait le
plus était quelque bon et obligeant propos de la dame secourable qui s'était
occupée de ses souffrances » (Talleyrand, Mémoires, vol. 1 p. 29}
Ce texte marque la transition vers la
perception romantique de la féodalité, qui projettera sur le passé les aspirations
et les émotions du XIXe siècle et alliera un sentimentalisme mièvre à une
horreur frissonnante (mais d'autant plus délicieuse sans doute qu'elle est
éprouvée à distance) devant la cruauté supposée des mœurs. Avec le Génie du
Christianisme (1802) Chateaubriand (1768-1848) lancera la mode du gothique,
ce qu'il regrettera plus tard
; Walter Scott (1771-1832) enflammera les imaginations et nombreux sont ceux qui
ont trouvé dans ses romans historiques, ou dans les oeuvres qui en ont copié le
modèle, leur seule source d'information sur la
féodalité
Formes récentes
Au XIXe siècle, les familles les plus riches
de la bourgeoisie industrielle et financière (Textile du Nord, Banque
parisienne, Négoce, Armateurs et Assureurs, Maîtres de Forges, Savonniers de
Marseille etc. ; voir Brève histoire de la
légitimité) se sont organisées en grandes familles et ont copié les
mœurs de l'aristocratie (grandes demeures, activités mondaines et charitables
etc.). Elles se sont souvent alliées à l'ancienne noblesse par le mariage.
La mafia est, dans l'économie moderne, une
résurgence ou une rémanence de la féodalité. On y retrouve le partage du
territoire, chaque quartier d'une ville ou partie de la campagne étant attribué
à une « famille » dont le chef (Don) entouré de quelques conseillers (consigliere)
dispose d'une armée de quelques dizaines ou centaines de soldats (soldati) organisée
comme une légion romaine
de façon hiérarchique et cloisonnée en « regime » commandés chacun par un
« caporegime ».
Le territoire que la famille contrôle lui
fournit sa subsistance à travers diverses activités illégales (extorsion de
fonds, contrefaçon, proxénétisme, trafic d'armes et de drogue, détournement de
fonds publics etc.) et elle y recrute les forces qu'elle utilise pour intimider, conforter
son emprise et mener des guerres de frontière avec les autres familles. Comme
toutes les puissances, cependant, la famille mafieuse préfère procéder par négociation et
compromis : elle n'utilisera sa force qu'en dernier recours.
La mafia est bien sûr illégale et de grands
efforts sont faits pour l'éradiquer. Le fait est qu'elle renaît continuellement
de ses cendres : dans les milieux sociaux qui l'alimentent, les familles
dirigeantes sont considérées comme une aristocratie qui maîtrise l'usage de la
force et les soldats sont admirés comme l'étaient les
chevaliers de l'époque féodale.
La fidélité des soldats est confortée par
des serments solennels, les trahisons sont durement punies. La richesse
accumulée sert, une fois blanchie, à acquérir des entreprises légales qui
offrent un tremplin à la promotion sociale des générations futures, formées à
l'université.
« Walter Scott me semble avoir créé un genre faux ; il a perverti le roman et
l'histoire ... il refoula les Anglais jusqu'au Moyen Âge ; tout ce qu'on
écrivit, fabriqua, bâtit, fut gothique : livres, meubles maisons, églises,
châteaux » (Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, vol. 1 p. 707).
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