Dans le langage des comptables
américains, « spreadsheet » désignait depuis toujours une grande feuille de papier, divisée en
lignes et en colonnes et utilisée pour présenter les comptes d’une entreprise.
La meilleure traduction de ce mot est « tableau ».
En 1961 Richard Mattesich, professeur à
Berkeley, développa en Fortran IV un « computerized spreadsheet »
fonctionnant sur un
mainframe.
Ce programme évaluait automatiquement certaines cases et permettait des simulations. Il est le précurseur des « electronic spreadsheets »
d'aujourd'hui, les
« tableurs ».
Chronologie du tableur
|
Avant 1961 |
Les
comptables utilisent des tableaux sur papier. |
1961 |
"Computerized Spreadsheet"
de Mattesich en Fortran
IV. |
1978 |
Création de Software Arts. |
1979 |
VisiCalc pour l’Apple II, de
Software Arts, commercialisé par VisiCorp. |
1981 |
VisiCalc est adapté à divers systèmes, notamment au PC d’IBM. |
1982 |
Multiplan sous MS-DOS, de
Microsoft. |
1983 |
Lotus 1-2-3, de Lotus Corp. |
1984 |
Excel pour le Macintosh, de
Microsoft. |
1985 |
Lotus achète Software Arts. |
1987 |
Excel 2.0 pour le PC, de Microsoft. |
1995 |
IBM
achète Lotus. Excel est désormais leader sur le marché des tableurs.
|
> 2000 |
Gnumeric, KSpread, CALC
etc. offerts en logiciel libre. |
VisiCalc, le premier tableur
En 1978, Daniel Bricklin,
étudiant à Harvard, devait établir des tableaux comptables pour une étude de cas sur
Pepsi-Cola. Plutôt que de calculer à la main il préféra programmer « un tableau
noir et une craie électroniques », selon sa propre expression. Son premier prototype, en Basic, pouvait
manipuler un tableau de vingt lignes et cinq colonnes.
Bricklin se fit aider ensuite par
Bob Frankston, du MIT. Celui-ci réécrivit le programme en assembleur et le condensa
en 20 koctets pour qu’il puisse fonctionner sur un micro-ordinateur.
A l’automne 1978, Daniel
Fylstra, ancien du MIT et rédacteur à Byte Magazine, perçut le potentiel
commercial de ce produit. Il suggéra de l’adapter à l’Apple-II ainsi qu’aux
systèmes HP85 et HP87.
En janvier 1979 Bricklin et
Frankston créèrent Software Arts Corporation ; en mai 1979, la
société Personal Software de Fylstra, nommée plus tard VisiCorp, lança la commercialisation de VisiCalc (cette
appellation condense
l’expression « Visible Calculator »).
VisiCalc était vendu
100 $. Il avait déjà l’allure des tableurs d’aujourd’hui :
les évolutions ultérieures les plus visibles porteront sur l’adjonction de
possibilités graphiques ainsi que sur l’utilisation de la souris.
Le succès ne fut pas immédiat
mais néanmoins rapide. Dès juillet 1979 Ben Rosen publia une
analyse prophétique. Jusqu’alors seuls des hobbyistes, qui
savaient programmer, pouvaient utiliser le micro-ordinateur :
VisiCalc était le premier programme qui permettait d’utiliser un ordinateur sans
avoir à le programmer. Il contribuera fortement à la pénétration du
micro-ordinateur dans les entreprises.
Des versions furent produites
pour diverses plates-formes, notamment pour le PC d'IBM dès son lancement en
1981. Cependant les promoteurs de
VisiCalc, empêtrés dans un conflit entre Software Arts et VisiCorp, ne surent
pas faire évoluer leur produit assez rapidement.
Lotus 1-2-3
Mitch Kapor avait travaillé
pour Personal Software en 1980 et proposé un produit que les dirigeants
de VisiCorp refusèrent parce qu’ils l’estimaient trop limité. Il créa Lotus Development Corporation en 1982 et lança
Lotus 1-2-3 en 1983.
Lotus 1-2-3 pouvait être adapté
plus facilement que VisiCalc à divers systèmes d’exploitation et apportait
des possibilités nouvelles : graphiques, bases de données, dénomination des
cellules, macros. Il devint rapidement le nouveau tableur standard. En 1985,
Lotus achètera Software Arts et arrêtera la commercialisation de VisiCalc.
Microsoft, Excel et
ensuite...
Microsoft
s’était intéressé au tableur dès 1980. En 1982, il lance Multiplan pour le PC.
Ce produit n’aura pas grand succès aux États-Unis où Lotus 1-2-3 sera dominant.
Par contre il sera largement utilisé ailleurs et il ouvrira la voie aux autres
applications produites par Microsoft.
En 1984, Microsoft sort Excel
pour le Macintosh. Le produit tire parti de l’interface graphique offerte par ce
micro-ordinateur, des menus déroulants, de la souris, et tout cela le rend plus
commode que Multiplan. Tout comme VisiCalc avait contribué au succès
du PC, Excel contribuera au succès du Macintosh.
En 1987 sort Excel pour PC :
ce sera l’application phare
de Windows. La principale amélioration par rapport à Lotus 1-2-3 est la
possibilité de programmer de véritables applications avec des macro-instructions (dont l’utilisateur individuel ne se servira
pas beaucoup). En 1987, Microsoft Works inaugure la famille des « office
suites » en offrant le tableur, le traitement de texte
et le logiciel graphique dans un même package. Excel sera jusqu’en 1992 le seul tableur disponible sous
Windows.
A la fin des années 80, Lotus
et Microsoft dominent le marché malgré l'arrivée de nombreux autres tableurs (Quattro de Borland, SuperCalc de Computer Associates
etc.) La concurrence et vive et suscite des batailles juridiques : procès entre
Lotus et Software Arts, gagné par Lotus en 1993 ; procès entre Lotus et Mosaic
d’une part, Paperback de l’autre, gagnés par Lotus en 1987.
Lotus gagnera toutes ses
batailles juridiques mais perdra contre Microsoft la bataille pour la
domination du marché. En 1990, un juge lèvera le copyright de Lotus sur
l’interface utilisateur, estimant que « rien dans cette interface n’était
inséparable de l’idée du tableur ». En 1995, IBM achète Lotus, alors qu'Excel
domine le marché.
Plus de 20 tableurs sont
aujourd'hui offerts dans le monde du logiciel libre (« open source »).
Gnumeric est souvent distribué en même temps que Linux. Parmi les autres tableurs,
les plus connus sont
KSpread et
CALC.
L’évolution du tableur
Si VisiCalc présente déjà
un aspect qui nous est familier, le tableur s’est progressivement enrichi.
L’adresse des cellules, d’abord
notée selon le format L1C1 (R1C1 pour les anglophones), a pu ensuite s’écrire
sous la notation condensée A1. L’existence de deux types d'adresse (adresses
relatives, adresses absolues de type $A$1) a allégé la programmation.
L’introduction des feuilles et
des liens a permis de doter le tableur d’une troisième dimension (la feuille s'ajoutant à
la ligne et à la colonne), voire d’un nombre
quelconque de dimensions si on relie plusieurs tableurs.
Lotus 1-2-3 a apporté les
outils graphiques qui facilitent la visualisation des résultats. Les macros
(également introduites par Lotus 1-2-3 en 1983, puis perfectionnées par
Microsoft) permettent de programmer des applications sur le tableur.
La souris (à partir de 1984
avec Excel sur le Macintosh) a facilité la sélection des plages de cellules et
la dissémination des formules par glissement du pointeur.
Le solveur
(introduit en 1990 par
Frontline) permet de résoudre des problèmes de calcul
numérique, d’économétrie, de recherche opérationnelle etc.
Les usages
Dans l’entreprise, le tableur
est utilisé pour des simulations, des
calculs sur les séries chronologiques, la comptabilité, la préparation de rapports ou
de déclarations
fiscales. Des fonctions simples sont utilisées de façon répétitive pour faire
des additions et calculer des moyennes. Les utilisations scientifiques (calcul numérique, visualisation de
statistiques, résolution d’équations différentielles) sont plus
compliquées et moins répétitives.
Pour l’utilisateur de base, le
tableur n’est que la fusion électronique du papier, du crayon et de la
calculette. Il n'a généralement pas été formé à s'en servir et il est peu
conscient des conséquences que risque d'avoir une erreur. C'est un expert dans
son métier et il ne se considère pas comme un programmeur. Il veut traiter
rapidement son problème et ne souhaite ni recevoir les conseils d'un
informaticien, ni partager son expertise avec lui.
Il est en pratique impossible
de lui imposer des méthodes strictes de programmation ou de vérification. Son
développement progresse par essais et erreurs : il construit un premier
prototype puis le modifie jusqu’à ce qu’il réponde à ses besoins.
Pressé d'arriver à ses fins, il
néglige de documenter son programme. Celui-ci ne pourra donc pratiquement jamais
être réutilisé par quelqu'un d'autre et son créateur lui-même aura du mal à le
faire évoluer ou à le maintenir.
Les dirigeants de l'entreprise,
pour leur part, n'utilisent pas le tableur mais sont destinataires de tableaux
de bord et autres reportings, imprimés sur papier mais construits sur des
tableurs. Ils lisent ces tableaux comme s'ils provenaient d'un traitement de
texte, sans concevoir les calculs dont ils résultent.
La sociologie de
l'entreprise confère donc au tableur un rôle ambigu : c'est un outil de travail
commode mis à la disposition de tous, mais il est générateur d'erreurs et difficile à
entretenir.
Les erreurs
et leurs conséquences
Le constat sur le terrain
a montré que la majorité des tableurs contenaient des cellules erronées, et qu'en
moyenne 3 % des cellules d’un tableur sont erronées.
Certaines erreurs ont eu
des conséquences graves :
1)
Les données utilisées pour passer une
commande sont désuètes : 30 000 pièces à 4 $ sont commandées, au lieu de 1 500,
ce qui entraîne une perte de 114 000 $.
2)
Dans une étude prévisionnelle, les
sommes en dollars sont arrondies à l’unité : le multiplicateur qui représente
l’effet de l’inflation, 1,06 $, est arrondi à 1 $. Le marché d'un produit
nouveau est sous-estimé de
36 000 000 $.
3)
Le tableur a été programmé par une
personne qui a quitté l’entreprise et qui n’a pas laissé de documentation : le
taux d’actualisation utilisé pour calculer la valeur actuelle nette des projets
d’investissement est resté à 8 % entre 1973 et 1981 alors qu’il aurait dû être
porté à 20 %, d'où des erreurs dans le choix des projets.
4)
Dans la réponse à un appel d’offre une
addition est inexacte (des rubriques ajoutées à la liste n’ont pas été prises en compte)
: l’entreprise sous-estime de 250 000 $ le coût du projet, elle fait un
procès à Lotus.
5)
Un comptable fait une erreur de signe
lors de la saisie d’un compte de 1,2 milliards de $ : l’entreprise prévoit un
profit de 2,3 milliards et annonce une distribution de dividendes. Finalement
elle constate une perte de 100 millions de $ et doit annoncer qu’aucun
dividende ne sera distribué, ce qui dégrade son image auprès des
actionnaires.
6)
En 1992, 10 % des tableurs envoyés aux
inspecteurs des impôts britanniques pour le calcul de la TVA contenaient des
erreurs matérielles. Il en est résulté une perte de recettes de 5 000 000 £.
Certaines des erreurs relevées dans
l'utilisation du tableur peuvent se rencontrer dans d'autres
démarches : la représentation du monde réel par un modèle peut
être non pertinente ou dégradée par des défauts dans le raisonnement (additionner des données
hétéroclites, des ratios etc.)
D'autres erreurs sont commises
lors de la programmation. Presque toujours on néglige de documenter le tableur,
ce qui rendra sa maintenance difficile surtout si l'on a programmé des macros.
On peut confondre référence relative et référence absolue ou se tromper
dans la syntaxe des formules (notamment dans l'utilisation des parenthèses) : ces erreurs-là, qui révèlent une mauvaise
compréhension du fonctionnement du tableur, sont ensuite répandues par la
réplication des cellules.
Enfin viennent les erreurs
commises lors de l'utilisation : erreurs de saisie, erreur dans la
correction d'une formule, remplacement ad hoc d'une formule par une
constante qui, restant dans le tableur, polluera les calculs ultérieurs,
mauvaise définition de l'aire couverte par une formule, absence de mise à jour
de cette aire lorsque des lignes sont ajoutées au tableau.
Utiliser comme des boites
noires les macros toutes faites (par exemple pour le calcul du taux de
rentabilité d'un projet) peut interdire de
traiter convenablement le cas particulier que l'on étudie. Il arrive aussi que le
solveur converge mal : le prendre au pied de la lettre donne un résultat
aberrant.
L'édition des tableaux sur
papier est l'occasion d'erreurs de présentation : tableaux sans
titre, sans intitulé de ligne et de colonne, sans nom d'auteur, sans date ni indication de la période
représentée ; erreurs sur les unités de mesure (€ à la place de $, millions à la
place de milliards).
On relève enfin des erreurs
dans les graphiques : représenter une série chronologique par un histogramme, ou pis
par un fromage, au lieu d'une
courbe ; utiliser une courbe au lieu d'un histogramme pour une distribution ;
dans le cas où l'on utilise conjointement deux échelles, mal représenter les évolutions
relatives etc.
Bibliographie
The History of Computing Project
Chronologie de Microsoft
Frontline Systems Company History
Dan Bricklin,
Software Arts and VisiCalc
Markus
Clermont,
A Scalable Approach to Spreadsheet Visualization, Universität Klagenfurt,
mars 2003
Richard
Mattesich,
Spreadsheet, Its First Computerization
Ray Panko,
Spreadsheet Research
D. J. Power,
A Brief History of Spreadsheet
Benjamin M.
Rosen, « VisiCalc :
Breaking the Personal Computer Software Bottleneck », Morgan Stanley
Electronics Letter, 11 juillet 1979
John
Walkenbach,
The Spreadsheet Page
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