L’utilisateur d’un traitement de texte sur
ordinateur dispose
aujourd’hui d’une grande diversité de fonctions dont presque toujours il ne
connaît qu’une partie. Cette accumulation s’est faite progressivement. L’histoire de WordPerfect permet de l’illustrer : à partir de
l’innovation initiale, ce produit a en effet parcouru toutes les étapes de
l’évolution.
La description ci-dessous s’appuie sur Pete
Peterson, Almost Perfect,
Prima Publishing 1994. Pour que le lecteur puisse survoler rapidement
l’évolution fonctionnelle, les dates importantes sont marquées en gras et les
fonctionnalités nouvelles en bleu.
* *
Naissance du produit
En 1977 le traitement de texte est un
sujet neuf. Les machines de traitement de texte (comme la Wang) sont des
machines à écrire dotées d'un processeur et d'une mémoire, la moins chère
d’entre elles coûte
15 000 $. Il existe des traitements de texte informatiques « au kilomètre »
(« run-off ») : l'affichage à l'écran est hérissé de codes, il faut reformater
le document avant de l'imprimer et on ne découvre son apparence qu’après
l’impression.
Alan Ashton, professeur d’informatique, se lance
pour le plaisir dans la conception d’un programme de traitement de texte. Il avait
auparavant écrit un
programme pour faire exécuter de la musique par un ordinateur et cela lui avait
permis de traiter les problèmes que pose l’affichage en temps réel.
Ashton produisit un programme qui
permettait d'afficher à l'écran l'apparence de ce qui serait imprimé, et de faire défiler le texte à
l’écran sans interruption et non plus page à page. Il supprima la distinction
entre les modes Edit, Insert et Create : l’utilisateur
pouvait taper partout dans le document et y insérer du texte sans avoir à
changer de mode.
Lancement de WordPerfect en 1980
Ce programme, amélioré et industrialisé,
deviendra WordPerfect et sera commercialisé en 1980 par la société SSI
(créée en 1978). Son prix était de 5 500 $ : il était donc économique pour
une entreprise d’acheter un logiciel fonctionnant sur ordinateur plutôt qu’une
machine de traitement de texte; cependant il fallait être sûr que l’exécution du
traitement de texte ne ralentirait pas l’ordinateur, utilisé alors surtout pour
la comptabilité.
La première version de WordPerfect est rapide
et facile à utiliser, mais elle ne fonctionne que sur les ordinateurs Data General, sous le système d’exploitation AOS et avec une imprimante Diabolo 1650.
Durant les années suivantes, une grande part du travail de
programmation sera consacrée à l’adaptation de WordPerfect aux divers systèmes
d’exploitation[1]
et imprimantes du marché.
Le 12 août 1981 IBM sort le PC. WordStar de Micropro sort au milieu de 1982 :
c'est le premier traitement de texte pour PC. WordStar est la transcription à MS-DOS d’un programme de traitement de texte
sous CP/M (un des tout premiers systèmes d’exploitation pour micro-ordinateur).
Concurrence et déploiement des fonctionnalités
SSI se lance elle aussi dans la
mise au point du traitement de texte sur PC. WordPerfect pour PC sera semblable à
la version Data General ; toutefois sur un PC on n’a pas à se soucier d’avoir
plusieurs utilisateurs simultanés. SSI introduit les notes
en bas de page et le correcteur d’orthographe. WordPerfect pour PC sort
le 18 novembre 1982. Il est adapté à l’imprimante Epson commercialisée par IBM.
En 1983, Microsoft sort Word qui est
inférieur à WordPerfect. WordPerfect s’adapte aux machines MS-DOS non
IBM (Victor 9000, DEC Rainbow, Tandy 2000, TI Professional etc.) et il est mis à
jour pour tenir compte de l’arrivée de nouveaux
périphériques (imprimantes, écrans, claviers, disques durs). Le produit présente
encore des défauts : certains pilotes d’imprimantes sont bogués, le
manuel n’est pas jugé « professionnel ».
Alors que les imprimantes « bêtes » accordaient
la même largeur à chaque caractère, les nouvelles imprimantes « intelligentes »sont
capables d'imprimer divers types de caractères et de calculer les
intervalles convenables. WordPerfect décide de placer les instructions pour les
imprimantes dans une table située hors du programme, ce qui permettra de l'adapter
plus facilement à de nouvelles imprimantes. Cette solution est introduite dans
WordPerfect 3.0, capable de servir plus de cinquante types
d’imprimantes.
SSI décide de mettre en place un support
téléphonique gratuit pour les utilisateurs. Cette mesure fera beaucoup pour le
succès commercial du produit. Le service sera renforcé au printemps 1990
par la création d’un « hold jockey », personne qui animera les appels
en attente en diffusant de la musique, des commentaires etc.
Avec WordPerfect 4.0 en 1984
le manuel est amélioré, l’installation est plus simple, le dictionnaire plus
riche ; on ajoute les notes en fin de texte et le traitement des erreurs est
meilleur. WordStar est encore le leader mais Micropro scie la branche
sur laquelle il était assis en sortant WordStar 2000 qui comporte une rupture avec l’ergonomie antérieure et déconcerte les clients les plus
fidèles du produit.
WordPerfect 4.1 sort à l’automne 1985. Il
comporte la table des matières automatique, l’indexation
automatique, la possibilité d'étaler les notes de bas de page sur des pages
successives, la numérotation des paragraphes, le thesaurus, une vérification
d’orthographe améliorée.
La part de marché de WordPerfect s’améliore. Il
tire profit des erreurs de ses concurrents : Wang a décidé d’ignorer le marché
du PC pour continuer à produire ses machines spécialisées, ce qui entraînera sa
chute. IBM a, grâce à la magie de
son nom, une bonne part de marché avec Displaywrite mais ce produit reste
inférieur à WordPerfect[2].
Chez Micropro, le turn-over des programmeurs est élevé, ce qui empêche
l’accumulation d’expertise. Lotus, leader sur le marché du tableur, comprend
mal celui du traitement de texte.
Microsoft est le seul concurrent dangereux, sa
maîtrise du système d'exploitation lui donnant un avantage stratégique tant au
plan commercial qu'au plan de la conception technique.
SSI prend en 1986 le nom de WordPerfect
Corporation.
L’arrivée de l’imprimante à laser et de l’interface graphique entraîne un
changement des règles du jeu qui donne à Microsoft l’occasion de
rattraper WordPerfect.
Il fallait en effet réécrire les parties du programme
concernant les imprimantes et
l’affichage à l’écran ; les mesures devaient être désormais exprimées en
centimètres et non plus en lignes et en espaces ; il fallait connaître les
dimensions de chaque caractère dans chaque type et savoir charger les types sur
les imprimantes. En mode texte, l’ordinateur traitait un écran formé de 25
lignes de 80 caractères, soit 2000 boîtes, en mode graphique il travaillait
avec 640 * 480 points, soit plus de 300 000 éléments : l’affichage à l’écran
était plus lent.
Il était d’ailleurs difficile au plan stratégique
de prévoir le vainqueur sur le marché de l’interface graphique pour
PC : les concurrents étaient IBM avec TopView, Digital Research avec Gem et
Microsoft avec Windows. Sortir une version de WordPerfect pour Windows aurait
apporté un soutien à Microsoft qui, par la suite, serait en mesure
d'évincer
WordPerfect. SSI, incapable de résoudre à la fois tous ces problèmes, se
concentrera d’abord sur l’imprimante à Laser. WordPerfect 5.0 ne sera prêt
qu’en mai 1988.
L’année 1987 et la conception de WordPerfect
5.0
En 1987 WordPerfect a 30 % du marché devant Micropro à 16 %, IBM à 13 % et Microsoft à 11 %. Il tire un argument
commercial du
besoin de compatibilité entre les divers documents produits par une entreprise,
voire par des entreprises différentes : le monde réclamait un standard.
La
stratégie était de produire une version pour chaque plate-forme significative,
puis d’intégrer WordPerfect avec les autres produits importants sur chaque
plate-forme : sur le marché du PC, avec le tableur Lotus 1-2-3 ; sur le marché du VAX, avec All-in-One, etc.
Pour ne pas dérouter les utilisateurs il fallait
que WordPerfect 5.0 ne fût pas trop différent des versions précédentes. On
pouvait cependant y introduire les possibilités graphiques du « desktop publishing »
: pour
intégrer texte et graphique sur un document, il faut savoir répartir le texte
autour de boîtes contenant les graphiques, faire en sorte que ces boîtes tantôt
restent en place, tantôt se déplacent avec le texte dans le document. Les
graphiques pouvant être volumineux, il fallait aussi savoir traiter de gros fichiers.
Comme MS-DOS offrait peu de possibilités graphiques, il fallait enfin écrire les
logiciels nécessaires pour composer et publier les graphiques.
L’une des décisions les plus importantes fut de
ne pas faire de 5.0 un produit pleinement Wysiwyg. Le
Wysiwyg implique non
seulement les textes gras et soulignés, les fins de phrase et les fins de page
comme sur l’imprimé, mais aussi des caractères de même style et taille, les
notes de bas de page et les graphiques au bon endroit. Ce n’était pas facile
avec MS-DOS qui ne fournissait pas beaucoup d’outils pour traiter l’écran.
Windows fournissait les pilotes d’écran, mais il était lent et peu fiable.
WordPerfect décida que l’écriture se ferait en mode texte,
le mode graphique n’étant utilisé que pour visualiser la page à imprimer et y
insérer les graphiques. Le Wysiwyg complet attendrait la version 6.0.
Les autres améliorations de la version 5.0
concernent la référence automatique (« see p. 17 » se met
à jour si le contenu de la page 17 est déplacé à une autre page), le support
pour 1500 caractères y compris les caractères internationaux et diacritiques,
l’impression intelligente (adapter au mieux le document à l’imprimante
utilisée), la fusion de documents, les listes à puces, le suivi des
modifications etc.
La diversité des matériels sur le marché
contraignait WordPerfect à traiter des problèmes comme les suivants : « si
l’utilisateur crée un document prévu pour l’imprimante à laser, puis l’emmène
chez lui et tente de l’imprimer sur un autre type d’imprimante, WordPerfect
devra-t-il reformater automatiquement le document ? Sinon, que se passera-t-il
si le driver d’imprimante du bureau n’est pas présent sur la machine à
domicile ? Si le document est reformaté automatiquement, est-ce que
l’utilisateur en est informé et pourra-t-il annuler le reformatage ? etc. »
En 1987, IBM et Microsoft sortent OS/2 et
Presentation Manager, concurrent de Windows. En fait, Microsoft va miser sa
stratégie sur
Windows et OS/2 et Presentation Manager deviendront des produits IBM.
Craignant que le succès de Windows ne donne
l’avantage à Microsoft, qui connaissant bien sa propre interface graphique
pourrait mieux la maîtriser, WordPerfect va donner la préférence à OS/2.
Lorsque WordPerfect 5.0 pour MS-DOS sort enfin en
mai 1988 il faudra surmonter des bogues dans le programme d’installation,
ainsi que dans des pilotes d’imprimantes et de cartes graphiques. Le produit
a tout de même du succès : raccordé à une imprimante
à laser, le PC fournit une qualité d’impression semblable à celle du Macintosh. WordPerfect prend une
part du marché du « desktop
publishing ».
La montée de Windows
La version 5.1 de WordPerfect sort à l’automne de 1989. Elle
est encore sous MS-DOS mais comporte les
menus déroulants et la souris. Elle apporte des améliorations dans le traitement
des tableaux, de la fusion de documents, de la tabulation, et un jeu de
caractères élargi. Son installation est encore plus facile.
En 1990 Microsoft offre à WordPerfect Windows 3.0 en beta
test, mais WordPerfect manque de développeurs expérimentés en Windows et
préfère aider au succès d'OS/2.
Cependant le 31 mai 1990 Microsoft sort
Windows 3.0 : les pires craintes de WordPerfect deviennent alors une réalité :
beaucoup d'utilisateurs veulent Windows, même bogué, et à l'occasion ils
prennent aussi Word.
WordPerfect décide alors de laisser tomber OS/2
pour Windows et renonce à la version 5.2 pour MS-DOS afin de ne pas retarder la
version Windows.
Sa mise au point est difficile et WordPerfect pour Windows ne sort qu’en
novembre 1991. Le produit est lent et comporte des bogues ; néanmoins
WordPerfect se vend mieux que Word. Pour pouvoir développer la version suivante,
les programmeurs devront attendre de disposer du DDE (dynamic
data exchange) de Microsoft. WordPerfect for Windows 6.0 sortira en
1993. A cette date, WordPerfect détient 51 % du marché du traitement de
texte pour Windows mais Word est désormais bien placé pour
devenir le leader.
Suite à l’échec d’une tentative d’entrée en
bourse, WordPerfect sera vendue à Novell en 1994. Novell revendra en
1996 ses droits sur WordPerfect à Corel, qui en est aujourd’hui
propriétaire. WordPerfect a des millions d'utilisateurs mais c’est Microsoft
qui, avec Word, domine aujourd'hui le marché du traitement de texte sur PC.
[1] WordPerfect comportera finalement
des versions pour les mainframes d’IBM, les VAX, des machines Unix, l’Apple
II, l’Amiga, l’Atari, le Macintosh, le PC etc.
[2] Selon Peterson, alors que SSI voyait
dans la programmation un art, IBM la considérait comme une industrie et mesurait
sa production selon le nombre de lignes du code source. Il en résultait que les programmes d'IBM
étaient de qualité médiocre. |