Approche linguistique du SI
Les
grecs distinguaient dans la réalité observable la
φύσις et la θέσις, la « nature »
et la « thèse » (ou si l’on veut la « physique » et l'« organisation
»). La φύσις, indépendante de la volonté collective
des hommes, relève de l’ordre régulier du monde ; la
θέσις recouvre ce qui dépend de la volonté
collective, que celle-ci soit ou non consciente et explicite [1].
Dans un SI on doit ainsi distinguer les « événements du monde réel »
qui déclenchent l’activité de l’entreprise (réception d’une commande ou
d’une réclamation, innovation technique, initiative d’un concurrent etc.)
des « processus » internes selon lesquels l’entreprise organise sa
réponse à ces événements. Cela conduit à distinguer d'une part la couche
« physique » où résident la fonction de production et les facteurs
de production (machines, personnel, matières premières) ainsi que la relation
avec les clients et les fournisseurs, d'autre part la couche « organisation »
où se définissent les entités légitimes qui délimitent les pouvoirs de décision
(investir, diversifier les produits,
promouvoir ou sanctionner les personnes etc.)
Le SI apparaît alors comme un langage, c'est-à-dire un système
de signes [2] qui est tout à la fois :
-
φύσις : support de la circulation des idées au
sein de l’organisation (de même que l'image du signal sonore est le support
de la conversation entre des personnes),
- θέσις
: « cadre conceptuel a priori » qui, en fondant le discernement des agents, leur
permet de percevoir les événements du monde réel et d’agir sur lui.
- * *
- Le SI, c’est le
langage de l’entreprise, et ce langage est entièrement orienté vers
l’action : alors que les mathématiques qui répondent à la question
« qu’est-ce que ceci » travaillent sur des définitions,
l’informatique traite la question « comment faire cela » et
outille des processus .
La succession des langages informatiques qui s'empilent du microcode aux
applications [4]
culmine dans la définition conceptuelle et fonctionnelle du SI [5]. Le SI
offre à ses utilisateurs une « machine virtuelle » où les
concepts proches de l’action sont explicités, disponibles et
manipulables. Il organise ainsi l'assistance qu'apporte l'automate
programmable à l’opérateur [6].
La
qualité du SI s'évalue selon sa pertinence
en regard des actions que l’entreprise entend réaliser. Or ces actions
comportent les deux faces θέσις et
φύσις : elles portent sur l’organisation d'une
part, sur la relation avec le monde réel d'autre part. La qualité du SI réside
à l’articulation entre l’organisation et la « physique » de
l’entreprise. Si l’on considère l’entreprise comme un être
essentiellement économique, défini par sa fonction de production, ses produits
et son marché, on donnera la priorité à la physique et on dira que
l’organisation doit s’y soumettre ; si l'on considère l’entreprise
comme une institution visant avant tout la pérennité de l'organisation,
c’est au contraire celle-ci qui déterminera la physique.
La
physique suppose que l’entreprise s’adapte à un monde en évolution :
les technologies changent ainsi que la réglementation, les concurrents prennent
des initiatives, la demande des clients évolue. L’ingénieur soucieux
d’efficacité souhaite que le langage de l’entreprise soit aussi souple que
le volant d’une automobile et que l’organisation évolue sans retard. Mais
les structures sont en place, les missions sont définies et leurs responsables
désignés : l’entreprise demande à l’ingénieur d’agir dans ce
cadre et selon ce qu’il autorise. Chacune de ces deux exigences est
rationnelle. Une entreprise rigide, indifférente aux évolutions du monde réel,
deviendrait à la longue inefficace. Mais par ailleurs une entreprise dont
l’organisation serait modifiée sans cesse ne pourrait pas stabiliser son
langage et déconcerterait ses agents : beaucoup d’entre eux partiraient,
les compétences ne pourraient pas s’accumuler, l’entreprise serait sans
cesse à reconstruire et un chantier permanent ne peut pas être vraiment
efficace.
L’optimisation ne peut résulter
que d’un arbitrage entre les exigences contradictoires de la
φύσις et de la θέσις. La qualité
d’un dirigeant s'évalue selon son aptitude à assurer cet
arbitrage. Le bon dirigeant doit être
à la fois attentif à l’organisation et vigilant envers le marché [7].
Dans certaines entreprises, les dirigeants vivent dans un monde qui relève
d’une sociologie spécifique et les sépare de la physique de l’entreprise [8].
Le SI est alors non pas une articulation entre l’organisation et la physique,
mais l’enjeu d’une lutte entre la φύσις et
de la θέσις.
Le
discours d’une entreprise porte toujours
exclusivement sur la φύσις : objectifs
d’efficacité, de compétitivité, de création de valeur etc. ; mais il a
souvent été plaqué a posteriori sur
une réalité toute différente que le SI révèle comme le ferait une
radiographie. Si les décisions des dirigeants sont déterminées par la seule θέσις,
les forces qui concourent à l’entropie
du SI, à l’éclatement du langage, jouent sans contrepoids. Le référentiel
s'éparpille en de multiples tables de codage spécifiques chacune à un domaine
et non cohérentes entre elles ; tout codage se diversifie encore en
dialectes locaux, chaque région l’interprétant à sa façon ; certaines
données sont mal codées, les opérateurs jugeant leur qualité indifférente ;
les lacunes dans la réalisation des applications sont rattrapées sur le
terrain par des ressaisies et traitements manuels pénibles etc. - sans oublier
des problèmes que pose la qualité de la plate-forme informatique, avec les
pannes sans responsable identifié, les "buffers" qui débordent, la sécurité
que l'on a tant de mal à préserver.
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