Commentaire sur :
Alexandre Adler, J'ai vu finir le monde
ancien, Grasset 2002
19 août 2002
Alexandre Adler est un géopoliticien qui passe
beaucoup de temps à se documenter. Contrairement à Zbigniew Brzezinski,
qui dans The Grand Chessboard (Harper Collins 1998) traitait la
géopolitique comme un jeu de Monopoly, Adler cherche à comprendre les
mécanismes qui expliquent la prise et la conservation du pouvoir dans les
diverses nations. Il fouille le passé des alliances et les disputes entre
familles, les héritages culturels et religieux. Cela lui permet
d'évaluer la solidité des structures de légitimité et d'anticiper
l'évolution des alliances.
Le 11 septembre 2001 est, selon lui, une date
seuil, une "apocalypse" qui a changé le monde. Alors que la guerre de 1914 a
marqué la fin du XIXème siècle, 2001 serait la fin du XXème et le début
de quelque chose qu'Adler juge effrayant.
Il analyse la personnalité d'Oussama Ben Laden,
ses relations avec la monarchie saoudienne et sa rivalité avec le prince
Abdallah (successeur prévu, mais non certain, du roi Fahd). Ben Laden, homme de
l'Hadramaout, descend de commerçants navigateurs qui ont tissé des réseaux d'affaires
loin sur la côte est-africaine et dans l'océan Indien, en Malaisie, en
Indonésie, au Pakistan et jusqu'au sud des Philippines. Il en a hérité un
réseau de correspondants et d'alliés dans les milieux musulmans de ces divers
pays.
Ben Laden entend refonder le califat sur l'Islam
asiatique, indonésien, malais, pakistanais, et combler ainsi le vide qui s'est
ouvert lorsque Mustapha Kémal a aboli le califat : l'ordre que Mahomet a
instauré sur terre a besoin d'un calife pour se perpétuer.
Le prince Abdallah veut lui aussi refonder le
califat, mais en s'appuyant la population arabe ; or les malais, indonésiens
etc. sont musulmans, mais pas arabes.
Ben Laden et Abdallah, tous deux hostiles à
l'Occident, tout deux intéressés à refonder le califat, sont rivaux à la
fois comme personnes (il ne peut exister qu'un calife) et comme politiques (les
forces sur lesquels ils s'appuient ne sont pas les mêmes). Ce sont donc des
ennemis mortels : l'un des deux mourra, avec sa famille et sa descendance, si
l'autre gagne.
- * *
- Lorsque Adler décrit les luttes pour le
pouvoir en Arabie Saoudite, en Syrie, en Irak etc. on se rappelle la
description de la société féodale par Marc Bloch : réseaux d'alliance
éphémères, serments d'allégeance souvent jurés, sitôt violés,
instabilité psychologique et nervosité ont caractérisé notre moyen âge.
Les contours des nations créées après la
dislocation de l'empire Ottoman en 1918 sont artificiels et formels ; les
structures tribales, les alliances familiales, alimentent dans le cœur de
chaque ambitieux un rêve de pouvoir sans limites. Nous connaissons le fonctionnement
paisible de la démocratie : celui qui gagne les élections gouverne, celui qui
les perd se met en réserve pour gouverner plus tard ; ne sont assassines que les
"petites phrases" que les journalistes en mal de "scoop" arrachent aux
politiques. Mais au Moyen-Orient le pouvoir se prend par le meurtre et se garde
par la terreur. Les dirigeants sont issus de tribus minoritaires sur lesquelles
ils s'appuient pour opprimer la majorité. Lorsqu'ils seront assassinés ce sera
la curée contre leur famille et leur tribu, et ils le savent.
Ces pouvoirs à la fois durs et fragiles cassent
d'un coup comme de la céramique. L'Arabie Saoudite, la Syrie, l'Irak, le Pakistan,
peuvent basculer en un instant. Les alliances que les Américains ont tissées
dans la région sont aussi fragiles que ces pouvoirs. J'avais lu
l'anxiété sur le visage du général Musharraf : en lisant Adler, j'ai compris
qu'il avait de quoi être inquiet entre une armée rongée par l'islamisme, des
services secrets qui sont un État dans l'État et des alliés
américains qui le menacent, s'il bronche, de s'associer avec l'Inde pour
l'attaquer. Ben Laden attend que le Pakistan tombe dans ses mains comme un fruit
mûr avec sa bombe atomique... mais la réaction américaine serait alors d'une
extrême violence.
Le parallèle entre Ben Laden et Hitler est
intéressant : vision géopolitique folle mais séduisante pour les foules,
intelligence perverse qui exploite à merveille les faiblesses de ses
adversaires, tendance suicidaire marquée. Adler est persuadé que Ben Laden est
vivant, caché dans une ville du Pakistan, protégé par les services secrets de
ce pays.
Adler a sur les islamistes la même opinion qu'Abdelwahab
Meddeb. Le recours au suicide comme méthode de combat,
sans précédent dans l'Islam, révèle leur désespoir : il s'agit non comme
ils le prétendent de restaurer le royaume de Dieu sur terre, mais de détruire
la terre en se faisant sauter avec elle. Créatifs, non ; dangereux, au plus
haut point.
- * *
- Adler estime que la guerre avec l'Irak serait
une erreur. On se rappelle la phrase de De Gaulle : "Vers l'Orient
compliqué, je volais avec des idées simples" (Mémoires de Guerre
- L'appel 1940-1942, Plon 1954 p. 145). Il ne faut pas être simpliste
quand on pense au Moyen-Orient. L'armée américaine compte beaucoup de
soldats bien entraînés ; mais il lui faudrait plutôt quelques capitaines
Lawrence ayant au-dessus d'eux des généraux et des politiques capables de
les comprendre.
Les États-Unis sont une nation essentiellement
pacifique. Ce qui compte le plus pour eux, c'est l'économie : et l'économie a
besoin de paix. Les États-Unis, dit Desportes,
n'entrent en guerre que quand on les y contraint ; mais alors ils y vont à fond
pour remporter une victoire rapide et pouvoir revenir à leurs entreprises. L'Américain est
donc un pacifiste qui, à la guerre,
se bat comme le plus féroce des guerriers.
Cette stratégie extrême a son côté sombre.
Lors de la guerre de 1940-1945 les alliés voulaient la reddition sans
condition de l'Allemagne. Ils ont donc refusé leur aide aux résistants allemands
qui voulaient renverser Hitler. Ils ont détruit des villes et tué des centaines
de milliers de civils : l'apport militaire des bombardements était faible mais il s'agissait de réduire le peuple allemand au désespoir. Ainsi ils ont
incité les soldats allemands, même antinazis, à se
battre jusqu'au bout. Le diable était assurément du côté d'Hitler mais il
ne chômait pas non plus chez les alliés.
Que veulent faire les Américains en Irak ? tout
raser, "les ramener à l'âge de pierre" comme l'a proposé Curtiss
LeMay pour le Vietnam du Nord ? Non, sans doute. Renverser Saddam Hussein au
terme d'une opération militaire éclair ? mais comment lui trouver un
remplaçant parmi des opposants qui s'entre-déchirent, selon le jeu local des
ambitions et des tribus ? et quel sera le contrecoup d'un tel conflit sur les
autres pays de la région, tous instables ? personne n'en sait rien. Il ne faut
pas entrer dans une poudrière la cigarette aux lèvres.
Adler ouvre des perspectives : il se pourrait,
dit-il, que la démocratisation du Moyen-Orient passât par la Turquie, pays
musulman et moderne, et par l'Iran en révolte contre le pouvoir des mollahs. Il identifie un autre dipôle, celui formé par la France et l'Angleterre,
toutes deux en deuil d'un allié privilégié (l'Allemagne s'est éloignée de
la France, les États-Unis s'émancipent de l'influence britannique), toutes
deux en deuil d'une politique au Moyen-Orient. L'influence de la Chine pourrait,
elle aussi, jouer dans le sens de la stabilisation. Rien n'est donc joué, la
partie est ouverte, l'apocalypse peut être conjurée à condition de conjuguer
chance et habileté.
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