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Commentaire sur Gilles Deleuze, L'abécédaire, Éditions Montparnasse, 2004 (DVD)

16 janvier 2008

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Pour lire un peu plus :

-
Le penseur et le politique
- Aventure mentale
- Concept, processus et symbole

La conversation d’un philosophe est intéressante à deux titres : d’abord parce que l’on entend parler quelqu’un qui a fait profession de réfléchir, chose rare ; ensuite parce que l’on découvre les naïvetés du penseur.

*     *

Mon père était professeur de philosophie. On peut être professeur de philosophie sans être philosophe, tout comme on peut être professeur d’histoire sans être historien. Mon père était un philosophe : sa vie entière était orientée vers le monde de la pensée, et il avait les mêmes naïvetés que Gilles Deleuze.

En littérature, en musique, en peinture, en connaissance et expérience de la vie (plus précisément en connaissance et expérience du mal) ces penseurs sont des enfants. Non qu’ils ne sachent lire, écouter, regarder, non qu’ils n’aient leur propre vie. Mais la pensée leur procure de telles joies qu’ils ne peuvent pas avoir d’autre passion. Ils sont incapables de l’assiduité nécessaire pour devenir expert en un art autre que celui des concepts, pour entrer dans l'intimité de la haute culture - même si, comme tout chercheur, ils sont en connivence avec les créateurs relevant d'autres spécialités.

Ils sont naturellement et sans effort pauvres et chastes. Le goût du pouvoir ne les effleure pas, les tentations qui travaillent tant d’autres leur sont épargnées. Deleuze a été alcoolique un temps parce qu’il croyait que cela favorisait sa créativité ; quand il a compris que l’alcool nuisait à son travail il a à l’instant cessé de boire, preuve que l’accoutumance n'avait pas de prise sur lui.

Deleuze ne conçoit pas le gouffre qui sépare l’art d’écrire de l’art de penser, la littérature de la philosophie. Le fait est pourtant que les bons philosophes sont de médiocres écrivains (à l’exception de Platon, Pascal et Nietzsche, créateurs de langage plus qu’écrivains), et que les meilleurs écrivains sont de médiocres philosophes (que de sottises, de banalités philosophiques on trouve sous la plume de Balzac, Stendhal, Flaubert, Tolstoï et même Proust !). Il est difficile, voire impossible, d’héberger dans une même cervelle le souci aigu de l’expression et celui de la pensée. L’écriture d’un bon philosophe est presque toujours maladroite et ses textes sont comme des rébus à déchiffrer – il en est ainsi de ceux de Deleuze.

*     *

Mais dans leur domaine ces penseurs sont souverains. Agile dans la création des concepts, le philosophe maîtrise ceux qui ont été créés par d’autres et dont il alimente sa propre pensée. Deleuze identifie, derrière tout concept, le problème auquel il répond. Il est lumineux quand il parle des monades de Leibniz. Il explique que le concept d’Idée, chez Platon, répond au besoin qu’avaient les Grecs d’évaluer des concurrents prétendant aux fonctions politiques.  

Dans tout concept se cache en effet une intention qu’il faut reconstituer pour le comprendre et pouvoir se l’approprier. Cela s’étend à des domaines que Deleuze connaît mal. On ne peut rien comprendre aux structures algébriques (groupes, anneaux, corps etc.) si l’on ignore que Galois a inventé ce concept pour traiter la résolution des équations algébriques. On ne comprend rien à la théorie des distributions si l’on ne sait pas que Laurent Schwartz voulait rendre compte des calculs peu rigoureux, mais efficaces, que faisaient des physiciens.  

Quand l’enseignement se réduit, sous prétexte d’objectivité, à une description formelle et fait silence sur les intentions des penseurs, il éloigne de la science ceux qui se seraient engagés dans la recherche avec le plus de passion.

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Deleuze a créé le concept de « désir » pour désigner non le besoin de possession d'une chose ou d'un être mais l’intention de construire, l’orientation créatrice de la personne vivante. En s’écartant ainsi des connotations du langage courant il a pris le risque de susciter des contresens, risque qui ne s’est que trop réalisé.

Il a créé le concept de « percept » pour désigner les structures de la perception, ces « ambiances » que l’on ressent dans la vie courante et que les bons écrivains savent si bien suggérer. « Concept », « percept » et « affect » (ce dernier venant de Spinoza) forment une panoplie des plus puissantes qu'il met généreusement à la disposition de quiconque voudra en outiller sa pensée.

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Deleuze a toujours refusé de paraître à la télévision. Ces trois DVD ont été enregistrés en 1988, alors qu’il avait 63 ans, et sous la condition qu’ils ne seraient diffusés qu’après sa mort. Elle est survenue en 1995.

Ainsi nous avons le privilège de voir et d’entendre un penseur converser dans une ambiance détendue et amicale. Je retrouve dans ses propos cette conjonction, à moi familière, de puissance et de naïveté qui manifeste de façon émouvante la grandeur de la condition humaine.