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 Dupuy dit que son opinion sur Rawls a changé 
: il l’aimait naguère, il le critique aujourd'hui. Les critiques qu’il formule 
sont un bon catalogue des reproches que l’on fait maintenant à Rawls : 
- le « voile d’ignorance » (voir
Mise en perspective) 
est irréaliste : comment peut-on supposer que des personnes puissent prendre des 
décisions en faisant abstraction de leur propre cas particulier ? 
- le principe « minimax », selon lequel l’une des règles que doit vérifier une 
organisation sociale est de maximiser le bien-être des plus démunis (ce qui 
conduit Rawls à réfuter l’égalitarisme), ne tient pas compte de la désutilité 
que l’inégalité des conditions comporte pour eux ;   
- Rawls ne considère pas la qualité des relations interpersonnelles, alors que 
celles-ci sont souvent au plan moral plus importantes que les règles 
juridiques ; l’application concrète des règles suppose que l’on 
considère des cas particuliers,  donc que celui qui applique la loi assume une 
relation personnelle avec ces cas particuliers ; et une loi que l’on définit 
sans considérer les conditions pratiques de son application n’est qu’une 
abstraction ; 
- Rawls ne veut pas être un philosophe, or dans la situation actuelle de 
l’humanité, qui est à la veille d’une catastrophe, il convient de philosopher.  
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Arrêtons-nous sur cette dernière remarque 
qui, pour Dupuy, est cruciale. Dupuy estime que la face du monde a changé le 11 
septembre 2001 : désormais, dit-il, la catastrophe est proche, inéluctable ; le 
XXIe siècle sera  vraisemblablement celui de la disparition de 
l’espèce humaine sous l’effet conjugué de la folie des hommes et de la puissance 
des armes dont ils se sont dotés. La tâche du philosophe, c’est dit-il de voir venir 
la catastrophe sans en détourner le regard, et de l’annoncer.
 
On pourrait objecter à Dupuy que cette 
tâche, nécessaire sans doute à partir du moment où l’on est convaincu de la 
proximité de la catastrophe, est non pas celle du philosophe mais celle du 
prophète : Dupuy annonce les catastrophe que nous avons méritées (ou suscitées) 
tout comme l’ont fait les prophètes d’Israël.  
En procédant ainsi, il prend une position 
dont la légitimité n'est pas celle de la philosophie. Si l’on définit la tâche de 
cette dernière en disant que le philosophe a pour fonction de penser le monde 
(en comprenant sous cette définition les mondes de la nature, du social, 
de la personne humaine et de la pensée elle-même), on voit que la tâche du 
prophète n’est pas la même : elle ne se situe pas sur le 
plan de la pensée mais de l’intuition (en l’occurrence horrible) qui précède, 
nourrit et motive la pensée.  
Peut-on d’ailleurs reprocher à quelqu’un 
(ici Rawls) de ne pas vouloir être un philosophe ? Il existe bien des métiers 
utiles en dehors de celui-ci. Rawls n’a pas voulu philosopher,  il est plus un 
juriste qu'un philosophe. Qu’importe, si son 
apport, quoique limité, reste substantiel ?  
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Il nous faut  maintenant arriver aux 
critiques techniques qui sont faites à Rawls. Elles manifestent une étonnante incompréhension de sa démarche.  
1) Rawls n’a écrit à ma connaissance nulle 
part que le « voile d’ignorance » était réaliste, en ce sens qu’il serait 
possible qu’une assemblée se réunît en se cachant derrière ce voile pour édicter 
des lois équitables. Le « voile d’ignorance » n’est pas une méthode 
opérationnelle pour produire des lois, mais une méthode qui permet d'évaluer les 
lois a posteriori : lorsque l'on considère 
une loi qui a été édictée, 
peut-on estimer qu’elle aurait pu l’être par des personnes qui se seraient 
placées derrière le « voile d’ignorance » ? Si oui, la loi est équitable ; si 
non, elle ne l’est pas. Ainsi, une loi qui opprime ou défavorise des 
personnes en raison de leur situation particulière (sexe, âge, race, métier 
etc.) est inéquitable : elle n’aurait pas pu être édictée par des personnes 
qui  auraient  fait abstraction de leur situation personnelle, qui l’auraient « ignorée », 
et qui auraient pris ainsi le risque de se retrouver parmi les défavorisés.
 
Ce « voile » est une fiction mais une 
fiction utile, tout comme le « contrat social » de Rousseau. Personne n’a 
négocié, écrit ou signé ce contrat, et pourtant cette hypothèse permet de fonder 
un raisonnement sur le fonctionnement de la société. Le « voile d’ignorance » 
est une version perfectionnée du « contrat social ».  
2) Pour la critique du principe « minimax », 
la réponse est encore plus simple : il suffit d’introduire, dans la fonction 
d’utilité, la désutilité des inégalités sociales ; puis on dira que la société 
la plus juste est celle qui maximise l’utilité du plus démuni, compte tenu 
de cette désutilité. Évidemment il s’agit là de théorie – comme toujours lorsque 
l’on évoque l’utilité : personne n’a jamais vu une fonction d’utilité ! – mais 
cela permet de classer et discuter les priorités.  
3) Rawls ne considère pas les relations 
interpersonnelles : en effet c’est là une limite de ses travaux. Rawls ne 
considère que les règles, les lois ; sa réflexion vise à préciser les critères 
selon lesquels on peut décider qu’une loi est équitable ou non. On peut lui 
reprocher d’ignorer la dimension relationnelle, concrète, qui se manifeste 
lorsque l’on passe de la loi à son application : mais il n’a pas, à ma 
connaissance, prétendu traiter les problèmes que pose l’application de la loi. 
Il s’est  contenté d’évaluer la loi elle-même.  
Il est cependant dangereux, dira-t-on, de ne 
considérer que la loi seule, indépendamment de ses applications  : on 
risque de se réfugier dans l’abstrait. C’est vrai, et cette délimitation des 
apports de Rawls est importante et sévère ; mais cela n’enlève rien à la valeur 
d’une pensée qui, tout en se limitant, évalue l’équité des lois 
elles-mêmes. L’application relève d’une autre pensée, que Rawls n’a pas 
formulée, mais que l’on peut nourrir des apports de la phénoménologie. 
 
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J’interprète la vivacité des critiques 
adressées à Rawls (et que l’article de Dupuy passe en revue) comme un retour de 
balancier : les philosophes ont été d’abord sidérés par l’énergie et la clarté 
de la pensée de Rawls ; ils tentent maintenant, Rawls étant mort et ne pouvant 
plus se défendre, de s’affranchir de ses prestiges.  
Ils reviendront à Rawls lorsqu’ils auront 
les idées plus claires. Ils auront alors mieux délimité son apport – que je 
persiste à juger considérable – et accepté ses limites – qui sont réelles.
 
Dupuy dira que lorsque la catastrophe 
s’annonce, les réflexions techniques et théoriques sur le caractère éthique de 
la loi ne sont plus de mise, que d’autres urgences s’imposent : il a peut-être 
raison, mais en prophétisant il sort du terrain de la philosophie alors même 
qu’il reproche à Rawls de ne pas avoir voulu y pénétrer.   |