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Qu'est-ce qu'un philosophe ?

15 septembre 2003

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Pour lire un peu plus :

- Travaux en philosophie
- Qu'est-ce qu'un sage ?
- Culte de l'abstrait
- Pratique de l'abstraction
Une de mes amies participait récemment à un colloque avec des philosophes. Ils se posèrent la question "Qu'est-ce qu'un philosophe ?" Leur réponse, unanime, fut celle-ci : "C'est quelqu'un qui a lu, relu et médité les grands textes de la philosophie".

Cette réponse m'a fait froid dans le dos : j'ai senti passer le couperet du corporatisme. Moi qui ne prétends pas être un philosophe (ni d'ailleurs quoi que ce soit d'autre), j'aurais donné du philosophe une autre définition : "C'est quelqu'un qui réfléchit à la pensée afin de maîtriser son fonctionnement" ou mieux "C'est quelqu'un dont l'activité essentielle est de penser le monde", ce qui suppose une inlassable curiosité et une ouverture qui sont à l'opposé du corporatisme. Sans doute il faut distinguer le professeur de philosophie du philosophe, tout comme il faut distinguer le professeur de mathématiques du mathématicien, le professeur d'histoire de l'historien etc.

La philosophie est technique ; elle suppose la maîtrise d'un langage, de méthodes spécifiques. Mais est-ce pour autant une activité professionnelle ? Schopenhauer, qui jouissait il est vrai d'une fortune confortable, soupçonnait les professeurs de philosophie de sacrifier la liberté de pensée à leur gagne-pain. Comme Kierkegaard, il détestait Hegel. Jankélévitch a refusé la philosophie allemande, complice pensait-il de l'extermination des juifs.

Les penseurs font un choix parmi les "grands textes" : ils osent rejeter celui-ci pour utiliser celui-là. Il en est de même chez tous les créateurs. Stravinsky a eu des mots très durs pour les compositeurs les plus connus et il s'est passionné pour des petits-maîtres : ayant une oeuvre à construire, il écartait ceux dont l'influence pouvait le détourner de sa tâche pour s'intéresser à ceux qui lui apportaient des éléments utiles, fussent-ils mineurs. Toute personne qui travaille sérieusement a ainsi le droit d'avoir ses goûts et dégoûts. Le penseur ne joue pas le jeu de l'érudition, ses écrits n'abondent pas en citations : même s'il se nourrit de certaines lectures, sa propre pensée l'occupe plus que celle des autres.

Qu'est-ce, d'ailleurs, que cette catégorie des "grands textes de la philosophie" ? C'est "le programme" (du cours de philo, de l'"agreg" etc.), le "Lagarde et Michard" de la pensée, mélange hétéroclite où les anciens Grecs et les Allemands modernes dominent, qui ignore les pensées anglo-saxonne, indienne, chinoise et hébraïque, ainsi que des pans entiers de la philosophie française à l'exception de quelques petits-maîtres à la mode. En rester là, c'est soumettre sa pensée au corset de l'Éducation Nationale, accorder un égal respect à des textes qui se contredisent mutuellement, cultiver une incohérence érudite.

Lisez vous, cherchez vous les textes qui vous intéressent ? alors vous en négligerez d'autres. Pour lire Kierkegaard, Husserl et Bouveresse, ne faut-il pas se détourner de Hegel, Heidegger et Derrida ? Lire Lao Tseu et Mencius, n'est-ce pas combattre Platon et Plotin ?

Le philosophe ne doit-il pas, d'ailleurs, étudier sérieusement les disciplines où se concrétise aujourd'hui l'évolution de la recherche (électronique, informatique, génétique) ? S'il se limite aux "grands textes" de sa discipline il ne peut que radoter : regardez les sottises qu'ont énoncées des philosophes sur la théorie de la relativité, le théorème de Gödel, le chaos, les fractales, la complexité, l'ordinateur, le réseau etc.

Et si quelqu'un vous dit "si tu n'as pas lu Derrida, tu n'es pas un philosophe !", c'est tant pis. Nous avons tous le devoir de penser le monde : cette activité comporte des priorités qu'il faut définir, mais elle n'a pas de limites.