Une de mes amies participait récemment à un colloque
avec des philosophes. Ils se posèrent la question "Qu'est-ce qu'un philosophe ?"
Leur réponse, unanime, fut celle-ci : "C'est quelqu'un qui a lu, relu et
médité les grands textes de la philosophie".
Cette réponse m'a fait froid dans le dos : j'ai
senti passer le couperet du corporatisme. Moi qui ne prétends pas être un
philosophe (ni d'ailleurs quoi que ce soit d'autre), j'aurais donné du
philosophe une autre définition : "C'est quelqu'un qui réfléchit à la pensée
afin de maîtriser son fonctionnement" ou mieux "C'est quelqu'un dont l'activité
essentielle est de penser le monde", ce
qui suppose une inlassable curiosité et une ouverture qui sont à l'opposé du
corporatisme. Sans doute il faut distinguer le professeur de
philosophie du philosophe, tout comme il faut distinguer le professeur de
mathématiques du mathématicien, le professeur d'histoire de l'historien etc.
La
philosophie est technique ; elle suppose la maîtrise d'un langage, de méthodes
spécifiques. Mais est-ce pour autant une activité professionnelle ?
Schopenhauer, qui jouissait il est vrai d'une fortune confortable, soupçonnait
les professeurs de philosophie de sacrifier la liberté de pensée à leur
gagne-pain. Comme Kierkegaard, il détestait Hegel. Jankélévitch a refusé la
philosophie allemande, complice pensait-il de l'extermination des juifs.
Les penseurs font un choix parmi les "grands
textes" : ils osent rejeter celui-ci pour utiliser celui-là. Il en est de même
chez tous les créateurs. Stravinsky a eu des mots très durs pour les compositeurs les
plus connus et il s'est passionné pour des petits-maîtres : ayant une oeuvre
à construire, il écartait ceux dont l'influence pouvait le détourner de sa tâche
pour s'intéresser à ceux qui lui apportaient des éléments utiles, fussent-ils
mineurs. Toute personne qui travaille sérieusement a ainsi le droit d'avoir ses goûts
et dégoûts. Le penseur ne joue pas le jeu de l'érudition, ses écrits n'abondent
pas en citations : même s'il se nourrit de certaines lectures, sa propre pensée
l'occupe plus que celle des autres.
Qu'est-ce, d'ailleurs, que cette catégorie des
"grands textes de la philosophie" ? C'est "le programme" (du cours de philo, de
l'"agreg" etc.), le "Lagarde et Michard" de la pensée, mélange hétéroclite où les
anciens Grecs et les Allemands modernes dominent, qui ignore les pensées
anglo-saxonne, indienne, chinoise et hébraïque, ainsi que des pans entiers de la
philosophie française à l'exception de quelques petits-maîtres à la mode. En
rester là, c'est soumettre sa pensée au corset de l'Éducation Nationale,
accorder un égal respect à des textes qui se contredisent mutuellement, cultiver
une incohérence érudite.
Lisez vous, cherchez vous les textes qui vous
intéressent ? alors vous en négligerez d'autres. Pour lire Kierkegaard,
Husserl et Bouveresse, ne faut-il pas se détourner de Hegel, Heidegger et
Derrida ? Lire Lao Tseu
et Mencius, n'est-ce pas combattre Platon et Plotin ?
Le philosophe ne doit-il pas, d'ailleurs, étudier
sérieusement les disciplines où se concrétise aujourd'hui l'évolution de la
recherche (électronique, informatique, génétique) ? S'il se limite aux "grands
textes" de sa discipline il ne peut que radoter : regardez les sottises qu'ont
énoncées des philosophes sur la théorie de la relativité, le théorème de Gödel,
le chaos, les fractales, la complexité, l'ordinateur, le réseau etc.
Et si quelqu'un vous dit "si tu n'as pas lu
Derrida, tu n'es pas un philosophe !", c'est tant pis. Nous avons tous le devoir de penser le
monde : cette activité comporte des priorités qu'il faut définir, mais elle
n'a pas de limites. |