Les Mulliez, c’est la famille
qui possède Auchan, Leroy Merlin, Décathlon etc. Partant d’une entreprise
industrielle relativement modeste (Phildar), elle s’est orientée vers le
commerce de détail à grande surface dont, avec les Leclerc, les Mulliez ont été
les pionniers.
C’est une famille parce que seuls les
descendants d’un ancêtre commun se partagent le capital, qu’ils gèrent ensemble selon une formule originale et efficace.
Leurs affaires étant prospères, ils sont
riches mais ne gaspillent pas : ils réinvestissent dans leurs entreprises,
achètent d’autres entreprises, ou bien font des dons (importants) à des
œuvres charitables. Certains membres de la famille se sont installés en
Belgique, près de la frontière française, pour échapper à l’ISF.
Envers leurs salariés, ce sont des patrons
sérieux et austères. Les salaires ne sont pas plus élevés chez eux que dans les
entreprises analogues, les conditions de travail ne sont ni meilleures ni pires.
Cependant ils sont attentifs, plus que d’autres semble-t-il, à la formation et à
la promotion interne.
* *
Il se peut que la grande époque des magasins
à grande surface soit révolue, que nous soyons entrés sans le percevoir
clairement dans l’ère de la qualité
qui tournera le dos à la distribution massive de produits standard pour
valoriser la personnalisation du service rendu au client. Si comme je le fais on
adhère à cette hypothèse, on ne raffolera pas des magasins à grande surface même
si l’on admire parfois la qualité de leur gestion.
Mais lorsque les Mulliez s’y sont intéressés
ces magasins n’existaient pas : ils les ont créés en adaptant à la France
la
formule inaugurée aux Etats-Unis. Le succès ne leur a pas souri tout de suite :
il aura fallu perdre de l’argent pendant trois ans, corriger patiemment des
erreurs de conception, avant que le premier magasin Auchan ne décolle.
Si la famille n’avait pas déjà été solide,
si ce premier magasin avait dépendu du bon vouloir d’une banque ou de la bourse,
l’expérience n’aurait pas pu durer aussi longtemps. L’indépendance, la pleine
propriété de leurs entreprises, patiemment construite et protégée, a été l’une
des conditions de la réussite des Mulliez.
* *
Ce sont des entrepreneurs. Les
économistes aiment à dire que ce qui motive les entrepreneurs, ce qui oriente
les entreprises, c’est la recherche du profit maximum. Il leur est facile de
construire ensuite des modèles selon cette règle car elle se concrétise en une
application simple du calcul différentiel. En outre ils s’appuient sur une
référence théorique prestigieuse, la « main invisible » d’Adam Smith : expliquer
l’entreprise par la recherche du profit maximum serait donc non seulement conforme
aux faits, mais également conforme à une norme d’efficacité
[1].
Mais la pensée de Smith est subtile et donc
riche en contradictions apparentes. En écrivant La richesse des Nations,
Smith a lui-même contredit sa « main invisible » : s'il avait recherché
avant tout le profit, il aurait à coup sûr
orienté son énergie vers une activité plus rémunératrice que la rédaction d'un
livre
.
S’il a écrit ce livre, c’est sans aucun doute parce qu’il pensait que ce serait utile,
et donc qu’il
était orienté par cette recherche du « publick good » dont il a pourtant
écrit
qu'il ne pouvait rien sortir de bon !
Par ailleurs dans plusieurs passages de
son livre Smith critique ceux qui s’emparent de la richesse sans rien produire
d'utile, les conquistadores et les négociants que protège un monopole : mais
ne peut-on pourtant pas dire que les prédateurs sont animés par la recherche du
profit ?
Il ne faut donc prendre la « main
invisible » au pied de la lettre ni comme description factuelle, ni comme norme
pour l'action : c'est un des éléments d'un modèle intéressant, utile pour
la réflexion théorique mais dont la portée pratique est limitée comme celle de
tout modèle, et donc l'utilisation doit respecter de sévères contraintes.
* *
Quand on regarde l’emploi du temps d’un
entrepreneur qui s'active pour créer ou développer une entreprise, on constate que même s'il
recherche l'efficacité il s’occupe de beaucoup d’autres choses que de la
maximisation du profit (voir
Le
côté de la finance) : choisir les
techniques et les méthodes de travail, animer le personnel, surveiller la
concurrence, orienter l'investissement… dans la conversation avec un de ces
entrepreneurs, le souci de l’équilibre des comptes apparaît bien sûr puisque
aucune
entreprise ne pourrait supporter indéfiniment des pertes, mais équilibrer ses
comptes n’est pas la même chose que de rechercher le profit maximum.
Si en outre vous demandez à un entrepreneur ce qui
le motive, il répondra souvent que c’est le désir de créer,
d’organiser, de faire fonctionner efficacement une entreprise
pour produire une chose utile qui, si l'entreprise n’existait pas, ferait
défaut. Ainsi ce n’est pas la « main invisible » qui l'a poussé, mais le désir de
donner un sens à sa vie en créant quelque chose qui, sans son action, n’aurait
pas existé. Or le désir de « changer le monde » en mieux pousse, dans l’être
humain, des racines métaphysiques plus profondes que ne le font le goût de la
richesse ou de la domination.
Par ailleurs si le résultat financier de
l’entreprise se déverse dans sa trésorerie, son activité relève physiquement de
la biosphère : elle agit en effet dans la chaîne qui, partant des
matières premières que fournit la nature, aboutit à des produits utiles pour le
consommateur. Cette fonction économique et aussi organique, sociale, civique,
éveille l’intuition et motive la volonté de certaines personnes : ces
personnes-là sont des entrepreneurs.
Certes les chefs d’entreprise au sens
juridique du terme, ceux qui portent le titre de « gérant » de sarl, de PDG ou
de DG dans les SA, ne sont pas tous des entrepreneurs - on peut même
penser que les entrepreneurs véritables ne sont qu'une minorité parmi les chefs
d'entreprise. Parmi ceux-ci, certains sont des gestionnaires qui feront
« tourner la boutique » sans avoir l’ambition de créer quoi que ce soit.
D’autres, les « potentats », ont été attirés par les fonctions de direction qui,
confortant leur statut social, leur permettront de faire l’important. D’autres
encore sont des prédateurs soucieux avant tout de s’enrichir et parfois leur
entreprise, détruisant de l’utilité, fonctionnera à de façon négative
.
Revenons à l’entrepreneur créateur, à celui
qui fait progresser des entreprises produisant de l’utilité. Il remplit une
fonction sociale : sans lui, sans ses entreprises, notre vie matérielle serait
plus dure.
* *
Beaucoup de personnes sont comme surplombées
par l’entreprise, où elles travaillent mais qu’elles subissent sans percevoir
son rôle dans la biosphère, sa fonction sociale, ni l’utilité de ses produits.
Elles vivent, peut-on dire, « en dessous de la voiture » dont elles ne
conçoivent ni le mécanisme, ni l’orientation
.
Alors l’entrepreneur leur est antipathique et son enrichissement éventuel les scandalise
parce qu’elles n’entrevoient pas ce qui le fait agir. Elles le confondent dans
la même réprobation avec les gestionnaires, les potentats, les prédateurs qui
usurpent le titre de « chef d’entreprise ».
Lorsque l’entreprise a réussi il faut
examiner ce que son animateur fait du profit accumulé. S’il s'en sert pour
s’offrir des résidences somptueuses, un jet privé, un bateau de croisière, on
peut douter que ce jouisseur soit un entrepreneur (c'est cependant une affaire
de proportion : certains entrepreneurs authentiques sont de bons vivants, des
amateurs de plaisir). Si pour l'essentiel il s’en sert pour développer son
entreprise ou en créer d’autres, s’il déverse le trop plein de sa richesse dans
des œuvres utiles, alors il est fidèle à la mission civique de l’entrepreneur.
L’ISF apparaît alors comme une aberration
démagogique inspirée par une haine irraisonnée envers l'entreprise et les
entrepreneurs. Certes il est légitime de taxer la fortune des prédateurs mais il
serait plus légitime encore – et surtout plus efficace – de prendre envers les
paradis fiscaux et bancaires, envers le blanchiment, les dispositions qui
freineront la prédation. Taxer le capital des entrepreneurs véritables, c’est entraver une
action dont, en définitive, tous bénéficient.
[1] «
(...) He intends only his own gain, and he is in this, as in many other cases,
led by an invisible hand to promote an end which was no part of his intention
(...) By pursuing his own interest he frequently promotes that of the society
more effectually than when he really intends to promote it. I have never known
much good done by those who affected to trade in the publick good. » (Adam
Smith, An Inquiry into the Causes of the Wealth of Nations, vol. I p.
456 de l'édition d'Oxford University Press, 1979).
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