Jean-Luc Gréau est mal vu par la corporation
des économistes. Lors d'une réunion où il était confronté à trois des plus
fameux économistes médiatiques, ceux-ci n'ont pas daigné lui adresser la parole
: ils ont causé entre eux comme si Gréau n'était pas là.
Il faut dire
aussi qu'il n'appartient ni au
Cercle des
économistes, ni au Conseil d'analyse
économique, lieux où se rassemble ce qu'il y a de plus distingué dans la
corporation et où s'élabore son expression médiatique. De quel droit ose-t-il
donc parler et publier ?
Il est naturel, après tout, qu'une
corporation se défende contre celui qui la critique : l'ignorer, traiter sa
parole comme nulle et non avenue, c'est la meilleure des stratégies.
Il en a été de
même pour Joseph Stiglitz dont
La grande désillusion
a été très mal reçue. Stiglitz est il est vrai protégé par son prix Nobel. Mais il ne l'a pas eu
tout seul, m'a-t-on fait remarquer ; il se fait
payer très cher pour faire une conférence, et pour
écrire ses livres il se fait aider par des nègres.
C'est ainsi que
l'on dénigre celui qui ne plaît pas...
* *
Que dit Gréau ? Pourquoi affirme-t-il que
les économistes "trahissent", ce qui bien sûr les vexe beaucoup ?
Gréau dit que la concurrence n'est pas la
poudre magique qui guérit une économie de toutes les
maladies. Il dit que l'ouverture mondiale des échanges présente des dangers car
en transférant le savoir-faire de la production on risque de perdre le bénéfice
de l'innovation. Au passage, il dénigre le modèle qu'a
construit David Ricardo (1772-1823) pour exprimer les "avantages comparatifs"
qu'apportent les échanges commerciaux entre les nations.
Hélas ! Gréau a ainsi offert aux économistes
un prétexte pour ne pas l'écouter car, dans le cadre des hypothèses qui le
fondent, le modèle de Ricardo est et reste impeccable. Il postule que les techniques de production
sont figées dans chaque pays : alors en effet il est avantageux que chacun se spécialise dans ce qu'il sait
faire le mieux.
Mais si l'on suppose, de façon plus
réaliste, qu'un pays puisse
investir et que les techniques de production puissent évoluer, alors on sort des
hypothèses du modèle de Ricardo et ses conclusions ne s'appliquent plus. C'est
cela que Gréau aurait dû dire ; c'est cela, me semble-t-il, qu'il voulait dire.
* *
Ce qu'il dit ailleurs reste intéressant et utile - et
en outre parfaitement compréhensible, car il a une excellente plume. Il connaît
les entreprises, il sait comment elles fonctionnent. Contrairement à d'autres
qui descendent du ciel des abstractions pour se poser délicatement sur les
choses, Gréau part du terrain pour bâtir un raisonnement qui, fondé sur la pratique
et plus complexe que les abstractions, interroge leur pertinence.
C'est pourquoi la corporation des
économistes serait bien inspirée d'écouter ce qu'il dit, d'y faire un tri
pour extraire son apport original. Le témoignage d'un praticien qui
réfléchit loyalement vaut mieux, à tout prendre, que tant d'articles
caparaçonnés de mathématiques que personne ne lit ni ne comprend ,
mais dont la corporation croit qu'ils lui procurent une auréole "scientifique" .
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Un économiste connu publie souvent dans la Revue
économique des articles remplis d'équations. Lors de la composition d'un
numéro de la revue, deux pages de son texte furent malencontreusement sautées. La phrase
interrompue s'enchaînait avec le bout d'une autre phrase et force équations
avaient disparu. Personne ne s'en est rendu compte, ce qui lui a fait
beaucoup de peine - et a bien fait rire ses charitables collègues.
J'éprouve de la reconnaissance envers les économistes qui utilisent efficacement
les mathématiques, mais elles servent trop souvent d'alibi à la
pretentious science dont a parlé
Feynman. |