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Commentaire sur :

Joseph E. Stiglitz, La grande désillusion, Fayard 2002

16 août 2002

Stiglitz a eu le prix Nobel d'économie en 2001. C'est écrit sur la couverture de son livre. Titres et médailles ne garantissent en rien la qualité d'une personne ni de son argumentation, mais ici on n'est pas déçu. 

Stiglitz va se mettre à dos une bonne partie de la profession, ou plutôt la mauvaise partie de la profession. Il dit ce que nous savons tous : que les institutions détruisent la cervelle de ceux qui les servent ; que les "raisonnements" qui s'y tiennent, même ornés de verroteries mathématiques, sont à la science économique ce que la prostitution est à l'amour.  

Les institutions sont nécessaires mais dangereuses (voir "Les institutions contre l'intelligence"). Au lieu de les révérer, il vaut mieux s'en méfier. Pour répondre à un besoin de régulation, vous créez une institution (ici le FMI pour éviter les crises financières). Elle s'installe, recrute et bien vite oublie sa mission pour ne plus penser qu'à sa pérennité. Ses cadres, solidaires d'un prestige qui rejaillit sur eux, savourent le pouvoir qu'il leur procure et cherchent à faire carrière au plus vite. 

Pour conforter sa légitimité l'institution tisse des liens avec d'autres institutions (ici avec le système financier). Cadres et dirigeants s'échangent. Les intérêts communs à la corporation ainsi formée se structurent sous forme de dogme (ici, la liberté des marchés). Parfois on s'écarte du dogme (ici : on intervient massivement sur le marché des changes), mais aucune incohérence n'est périlleuse car il serait de mauvais goût de la relever : le savoir-vivre, dans la corporation, c'est ne pas faire de vagues. 

Pour se conformer au dogme, les économistes institutionnels tournent le dos aux résultats de la science économique (j'appelle "économistes institutionnels" ceux qui ont pour fonction de préparer les décisions d'une institution, mais à qui l'on demande souvent de fournir des arguments à des décisions toutes faites). 

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Il existe, en économie, un modèle simple, pur, d'une aussi grande beauté que la physique sans frottement que l'on enseigne au lycée. Comme elle, il permet d'établir des résultats fondamentaux : c'est le modèle de Arrow-Debreu[1]. Dans la physique sans frottement, les pneumatiques n'ont pas d'adhérence, les trains ne peuvent pas rouler, personne ne peut marcher : ce modèle utile au plan théorique est donc très irréaliste. Celui qui fonderait sur lui son intuition du monde serait, entre autres bizarreries, un conducteur dangereux. Dans le modèle de Arrow-Debreu la concurrence est parfaite ainsi que l'information et les anticipations ; les agents sont parfaitement rationnels au plan économique ; le nombre des entreprises est fixé ; les rendements sont constants ou décroissants ; le progrès technique est exogène ; l'économie se trouve à l'équilibre Pareto-optimal ; les profits sont nuls, les prix égaux au coût marginal, la rémunération des facteurs de production égale à leur productivité marginale, le chômage inexistant. Dans cet équilibre, tout est limpide mais tout est gelé. 

La science économique a produit, en s'appuyant sur ce modèle fondateur[2], des modèles moins simples qui ont permis d'élargir et de préciser sa représentation du monde : les erreurs d'anticipation (Keynes) ; la concurrence imparfaite (von Neumann, Tirole) ; l'information dissymétrique (Stiglitz) ; la dynamique (Intriligator) ; le progrès technique endogène (Romer) ; les rendements croissants (Krugman, Arrow, Artur etc. ) ; la différenciation des produits (Hotelling, Helpman) ; l'incertitude (Hicks) etc. Si par ailleurs la rationalité des agents reste l'hypothèse de base, on admet qu'elle puisse ne pas être purement économique. Les auteurs de ces modèles sont des chercheurs sérieux, dignes successeurs d'Adam Smith (1723-1790) et d'Alfred Marshall (1842-1924). Ils savent choisir de façon judicieuse leurs hypothèses et tenir compte, dans l'interprétation des résultats, des limites que celles-ci imposent. Ils savent aussi, dans l'abondance que fournit la statistique, repérer les ordres de grandeur qui étayent ou illustrent leur théorie. Ils utilisent les mathématiques et les statistiques avec une discrète sobriété, le raisonnement passant toujours avant le formalisme.

Mais les économistes institutionnels ne se donnent pas cette peine. De la science économique, ils n'ont voulu retenir qu'un slogan fallacieux qu'ils justifient en se référant au modèle de Arrow-Debreu : "le marché, c'est bien ; l'État, c'est mal". Ils voient les défauts de l'État, mais ne veulent pas voir les imperfections du marché et ils ignorent donc délibérément les travaux récents en science économique. A les entendre, il suffit de libérer (déchaîner) les marchés et tout ira bien. Les responsables politiques qui veulent épargner à leur pays la récession et son cortège de souffrances (faillites, chômage, pauvreté), qui sont soucieux de cohésion sociale, n'y entendent rien : "Vous devez mourir aujourd'hui, leur dit le FMI en vrai médecin de Molière, car ainsi vous vous porterez bien demain". Il faut voir avec quelle insolente sérénité ce credo a été assené. Stiglitz, qui a participé aux réunions, cite des phrases qui ne font pas honneur à ceux qui les ont prononcées. Michel Camdessus et Stanley Fischer auront du mal à s'en remettre. 

Certains pensent que Stiglitz a eu tort de s'attaquer ainsi à des personnes. Ils estiment indigne d'un Universitaire de critiquer des collègues. Il est vrai que certains médecins préfèrent laisser crever le malade plutôt que de dire qu'un collègue s'est trompé : ils appellent cela "déontologie". Mais tant pis pour la corporation, dit Stiglitz, il faut d'abord sauver le malade. Il me semble d'ailleurs qu'un expert dont les avis ont été méprisés par des institutionnels a le droit de dire ce qu'il pense de ces personnes. Stiglitz fait son devoir en disant tout haut ce que tout le monde sait parmi les économistes. Il y a des choses qu'il est risqué de dire : ceux qui ne risquent plus rien parce qu'ils ont eu le prix Nobel, ou qu'ils ont atteint l'âge de la retraite ont le devoir de les dire. 

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Je partage l'indignation de Stiglitz. Comme j'aime l'économie, les mathématiques et la statistique, je n'admets pas qu'on les maltraite. Je suis donc contrarié lorsque, après avoir passé une semaine à suer sang et eau sur un article de la "Revue Économique", je comprends qu'il n'y a rien à comprendre parce que cet article relève de la "pretentious science" dont a parlé Feynman. 

J'entends des ricanements : "Ah, il n'est pas fort s'il met une semaine à lire un article !". C'est vrai, je ne suis pas fort. Je suis un adepte de la lecture lente. Cela me permet de voir la différence entre un texte vide et un texte plein.   

A quoi servent tant de travaux absurdes ? Stiglitz répond : il n'y a là ni absurdité ni sottise. Ces travaux sont rationnels, une fois que l'on comprend que les institutions qui les publient ont pour but non de servir, mais de trahir leur mission.

Nous entendons dire, à longueur de réunion, que l'État ne sert à rien, qu'il est même nocif et qu'il faut le supprimer, que seul le marché peut régler tous les problèmes. Lors d'une réunion au Plan, j'ai tenté de discuter avec l'un des tenants du Dogme, universitaire des plus distingués. "Il est pourtant bien simple, lui dis-je, de concevoir que l'État a pour fonction économique de fournir des externalités positives et de compenser ou de réguler les externalités négatives". "Les externalités, a-t-il répondu en me lançant un regard furieux, ça n'existe pas". Bien sûr ! quand on veut démolir l'État en pratique, il faut nier les externalités en théorie. Mais que deviendront nos entreprises si les services publics s'effondrent ? Lors d'une autre réunion, alors que je parlais de fonction de production à rendement croissant, un autre tenant du Dogme m'a dit avec dédain "La fonction de production, c'est un concept d'ingénieur. Ce qui compte en science économique, c'est l'offre et la demande" : fasciné par la concurrence parfaite, il pouvait sans doute se permettre d'ignorer que la fonction d'offre n'est pas définie sur les marchés en situation de monopole. 

Ces tenants du Dogme, sûrs de tenir le manche par le bon bout, méprisent quiconque n'est pas de la coterie. Ils aiment à assommer l'interlocuteur par un argument d'autorité, à citer de grands auteurs auxquels ils font d'ailleurs souvent dire le contraire de ce qu'ils ont écrit. Si vous rectifiez, on vous tourne le dos avec un grossier haussement d'épaule. 

Les institutions obéissent aux modes et au Dogme : c'est ainsi que l'on s'agrège à la coterie, que l'on fait sérieux, que l'on fait carrière. La mode, c'est de se rengorger en citant le paradoxe de Solow (bon économiste, prix Nobel lui aussi, mais il peut arriver à tout le monde de dire une sottise) ; de soutenir les fonds de pension (pardi, c'est le marché ; mais avez-vous vu la Bourse ces jours-ci ? ) ; de libéraliser les flux de capitaux, au risque de tout déstabiliser. Pendant ce temps les prédateurs pillent les pays pauvres (hypocritement nommés "pays en développement"). Comme la prédation n'a pas sa place dans le Dogme, les économistes institutionnels ignorent ce phénomène qu'il est donc indécent d'évoquer : prononcer le mot "prédation" lors d'une réunion suscite un silence réprobateur suivi d'un rappel à l'ordre du jour. 


[1] Le modèle de Arrow-Debreu a établi sur des bases mathématiques solides le modèle auparavant élaboré par Walras et Pareto.

[2] Ou sur le modèle de Walras et Pareto qui l’avait précédé.