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Alexander Grothendieck, Récoltes et semailles, 1985

6 avril 2009

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Pour lire un peu plus :

- Aventure mentale
- Le monde de la pensée
- L'esprit de la recherche
Grothendieck est ce mathématicien qui, après avoir apporté des contributions majeures à sa discipline, s'en est isolé à partir de 1970 pour consacrer son temps à des actions et des méditations qu'il juge plus importantes.

Il a décrit son expérience dans Récoltes et semailles. Ce livre de près de 1000 pages n'a pas trouvé d'éditeur (mais on le trouve sur le Web) parce qu'il contient des attaques contre des mathématiciens renommés que Grothendieck accuse d'avoir plagié, ignoré et détourné ses travaux. Il leur reproche aussi de ne pas avoir reconnu la dette intellectuelle qu'ils ont envers lui.

On qualifie souvent de paranoïaque celui qui formule de telles accusations. Parfois elles sont pourtant fondées, mais dans tous les cas il est naïf. Car enfin, que croyait Grothendieck ? que l'on se soucie d'attribuer une idée nouvelle à son auteur véritable ? de lire attentivement les travaux que l'on dénigre ? de citer les auteurs peu connus que l'on pille ? que l'on éprouve de la reconnaissance envers ceux à qui l'on doit tout ?

Il est bien connu que dans la vie en société, le plus sûr moyen de perdre un ami est de lui prêter de l'argent ; dans le petit monde de l'intelligentsia il suffit, pour perdre son meilleur ami, de lui communiquer une idée nouvelle qu'il puisse s'approprier.

Je pourrais en raconter de belles sur les milieux intellectuels que j'ai traversés, mais je n'ai jamais eu à souffrir la perte d'une illusion : je sais depuis toujours qu'il faut s'estimer heureux si l'on est à peu près compris par un tout petit nombre de personnes, voire même par une seule personne.

Grothendieck, lui, ne le savait pas. La naïveté est le revers de la pureté ! Quand il a enfin découvert ces vérités élémentaires, elles l'ont fait cruellement souffrir.

*     *

L'intérêt de Récoltes et semailles réside non dans cette polémique mais dans la description très fine, vivante, d'une vocation de chercheur.

Ainsi lorsqu'il était élève au lycée Grothendieck se pose la question suivante : "quand les longueurs a, b, c des trois côtés d’un triangle sont connues, ce triangle est connu (abstraction faite de sa position), donc il doit y avoir une "formule" explicite pour exprimer, par exemple, l’aire du triangle comme fonction de a, b, c."

Merveilleux petit problème [1] ! Prof de maths, si l'un de tes élèves se pose une question de ce genre, sache que tu as affaire à un vrai chercheur ; respecte le et ne le décourage surtout pas !

Grothendieck continue : "Pareil pour un tétraèdre dont on connaît la longueur des six arêtes : quel est le volume ?" C'est plus difficile (je n'ai pas encore trouvé la "formule"), mais on n'arrête pas l'esprit de la recherche une fois qu'il a pris son envol.

*     *

Grothendieck a continué à se poser des problèmes qui l'intéressaient et auxquels il consacrait toute son attention. Les cours qu'il suivait à l'Université lui semblaient moins importants.

Quand il arrive à Paris muni d'une lettre de recommandation pour Henri Cartan, il rencontre un milieu ou abondent les vrais mathématiciens, passionnés comme lui mais beaucoup plus avancés dans la discipline (Weil, Dieudonné, Cartan, Leray, Chevallier etc.).

D'abord il ne comprend absolument rien à ce qu'ils disent, mais il s'accroche. "La chose étrange, dit-il, c’est que dans ce monde où j’étais nouveau venu et dont je ne comprenais guère le langage et le parlais encore moins, je ne me sentais pas un étranger." Ces anciens avaient semble-t-il senti, chez le bizut, la passion qui les animait eux-mêmes.

*     *

Par la suite Grothendieck se mettra "dans le coup" : il écrira lui-même des milliers de pages auxquelles la plupart des gens ne peuvent rien comprendre. Il deviendra un patron, voire un gourou ; il adhèrera à un élitisme méprisant, dur envers les "nuls" que sont les simples débutants. Lorsqu'il en prendra conscience, il éprouvera une honte qui ne sera pas pour rien dans son "départ" en 1970.

Il dit que cet élitisme n'existait pas quand il avait vingt ans puisque lui-même, alors débutant, a été bien accueilli par les "patrons" ; mais peut-être est-ce là une autre naïveté : beaucoup de personnes, fussent-elles très intelligentes comme Debord, croient que le monde était beau quand elles avaient vingt ans, puis qu'il s'est dégradé de façon parallèle à leur propre vieillissement. Hélas ! c'est notre âge qui colore le monde...

*     *

Il est étrange, notons le en passant, que dans notre système éducatif on puisse consacrer aux mathématiques une part importante des sept ans d'études secondaires, puis l'essentiel de sept ans encore d'études supérieures, sans que personne n'ouvre à l'intuition de l'étudiant une porte vers ce qui passionne les chercheurs. Quelques-uns des milliers d'étudiants que ce système mouline, mieux orientés, auraient pu apporter quelque chose à la discipline... l'enseignement les aura égarés.

Grothendieck a fait partie du groupe Bourbaki. Il dit que ses réunions étaient très intéressantes mais que les ouvrages qui en sont issus n'en rendent pas un compte fidèle : "le texte canonique ne donnait guère une idée de l’ambiance dans lequel il était écrit, à dire le moins. Il me semble maintenant que c’est là justement la principale lacune des textes Bourbaki - que pas même un sourire occasionnel puisse y laisser soupçonner que ces textes aient été écrits par des personnes, et des personnes liées par bien autre chose que par quelque serment de fidélité inconditionnelle à d’impitoyables canons de rigueur..."

Eh oui, la rigueur... quand ma fille était en Taupe et me montrait un problème, je disais : "tu peux t'en sortir en t'y prenant comme ci puis comme ça". Elle me regardait les yeux ronds : "mais Papa, tu n'es pas rigoureux !" Je répondais, je crois, "avant d'être rigoureux il faut avoir trouvé son chemin". L'art de l'architecte n'est pas celui du maçon.

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[1] Voici la solution : S = (1/4) [(a+b+c)(a+b-c)(b+c-a)(c+a-b)]1/2.