Grothendieck est ce mathématicien qui, après avoir apporté
des contributions majeures à sa discipline, s'en est isolé à partir de 1970 pour
consacrer son temps à des actions et des méditations qu'il juge plus
importantes.
Il a décrit son expérience dans
Récoltes
et semailles. Ce livre de près de 1000 pages n'a pas trouvé d'éditeur
(mais on le trouve sur le Web) parce qu'il contient des attaques contre des
mathématiciens renommés que Grothendieck accuse d'avoir plagié, ignoré et
détourné ses travaux. Il leur reproche aussi de ne pas avoir reconnu la dette intellectuelle qu'ils ont envers
lui.
On qualifie souvent de paranoïaque celui qui formule de telles
accusations. Parfois elles sont pourtant fondées, mais dans tous les cas il est
naïf. Car enfin, que croyait Grothendieck ? que l'on se soucie
d'attribuer une idée nouvelle à son auteur véritable ? de lire attentivement les
travaux que l'on dénigre ? de citer les auteurs peu connus que l'on pille ? que
l'on éprouve de la reconnaissance envers ceux à qui l'on doit tout ?
Il est bien connu que dans la vie en société, le plus sûr
moyen de perdre un ami est de lui prêter de l'argent ; dans le petit monde de
l'intelligentsia il suffit, pour perdre son meilleur ami, de lui communiquer une
idée nouvelle qu'il puisse s'approprier.
Je pourrais en raconter de belles sur les milieux
intellectuels que j'ai traversés, mais je
n'ai jamais eu à souffrir la perte d'une illusion :
je sais depuis toujours qu'il faut s'estimer heureux si l'on est à peu près compris
par un tout petit nombre de personnes, voire même par une seule personne.
Grothendieck, lui, ne le savait pas. La naïveté est le revers
de la pureté ! Quand il a enfin découvert ces vérités élémentaires, elles l'ont
fait cruellement souffrir.
* *
L'intérêt de Récoltes et semailles réside non dans
cette polémique mais dans la description très fine, vivante, d'une vocation
de chercheur.
Ainsi lorsqu'il était élève au lycée Grothendieck se pose la
question suivante : "quand les longueurs a, b, c des trois côtés d’un triangle
sont connues, ce triangle est connu (abstraction faite de sa position), donc il
doit y avoir une "formule" explicite pour exprimer, par exemple, l’aire du
triangle comme fonction de a, b, c."
Merveilleux petit problème ! Prof de maths, si l'un de tes
élèves se pose une question de ce genre, sache que tu as affaire à un vrai
chercheur ; respecte le et ne le décourage surtout pas !
Grothendieck continue : "Pareil pour un tétraèdre dont on
connaît la longueur des six arêtes : quel est le volume ?" C'est plus
difficile (je n'ai pas encore trouvé la "formule"), mais on n'arrête pas l'esprit de la
recherche une fois qu'il a pris son envol.
* *
Grothendieck a continué à se poser des
problèmes qui l'intéressaient et auxquels il consacrait toute son attention.
Les cours qu'il suivait à l'Université lui semblaient moins importants.
Quand il arrive à Paris muni d'une lettre de
recommandation pour Henri Cartan, il rencontre un milieu ou
abondent les vrais mathématiciens, passionnés comme lui mais beaucoup plus avancés dans la
discipline (Weil, Dieudonné, Cartan, Leray, Chevallier etc.).
D'abord il ne comprend absolument rien à ce
qu'ils disent, mais il s'accroche. "La chose étrange, dit-il, c’est que dans ce monde où
j’étais nouveau venu et dont je ne comprenais guère le langage et le parlais
encore moins, je ne me sentais pas un étranger." Ces anciens avaient
semble-t-il senti, chez le bizut, la passion qui les animait eux-mêmes.
* *
Par la suite Grothendieck se mettra "dans le coup"
: il écrira lui-même des
milliers de pages auxquelles la plupart des gens ne peuvent rien comprendre. Il deviendra
un patron, voire un gourou ; il adhèrera à un élitisme méprisant, dur envers les
"nuls" que sont les simples débutants. Lorsqu'il en prendra conscience, il éprouvera une honte qui ne sera pas pour rien dans son "départ" en 1970.
Il dit que cet élitisme n'existait pas quand il
avait vingt ans puisque lui-même, alors débutant, a été bien accueilli par les
"patrons" ; mais peut-être est-ce là une autre naïveté : beaucoup de personnes,
fussent-elles très intelligentes comme Debord, croient
que le monde était beau quand elles avaient vingt ans, puis qu'il s'est
dégradé de façon parallèle à leur propre vieillissement. Hélas ! c'est notre âge
qui colore le monde...
* *
Il est étrange, notons le en passant, que dans
notre système éducatif on puisse consacrer aux mathématiques une part importante des sept ans d'études
secondaires, puis l'essentiel de sept ans encore d'études supérieures, sans que
personne n'ouvre à l'intuition de l'étudiant une porte vers ce qui passionne les chercheurs. Quelques-uns des milliers d'étudiants que ce système
mouline, mieux orientés, auraient pu apporter quelque chose à la
discipline... l'enseignement les aura égarés.
Grothendieck a fait partie du groupe Bourbaki. Il
dit que ses réunions étaient très intéressantes mais que les ouvrages qui en sont issus
n'en rendent pas un compte fidèle : "le texte canonique ne donnait guère une idée de
l’ambiance dans lequel il était écrit, à dire le moins. Il me semble maintenant
que c’est là justement la principale lacune des textes Bourbaki - que pas même
un sourire occasionnel puisse y laisser soupçonner que ces textes aient été
écrits par des personnes, et des personnes liées par bien autre chose que
par quelque serment de fidélité inconditionnelle à d’impitoyables canons de
rigueur..."
Eh oui, la rigueur... quand ma fille était
en Taupe et me montrait un problème, je disais : "tu peux t'en sortir en t'y
prenant comme ci puis comme ça". Elle me regardait les yeux ronds : "mais Papa,
tu n'es pas rigoureux !" Je répondais, je crois, "avant d'être rigoureux il
faut avoir trouvé son chemin". L'art de l'architecte n'est pas celui du maçon.
________
Voici la solution : S = (1/4) [(a+b+c)(a+b-c)(b+c-a)(c+a-b)]1/2.
|