Voici enfin une bonne
biographie de Richelieu (1585-1642). Elle nous permet de comprendre l’homme, ses
relations difficiles avec Louis XIII (1601-1643), ses conflits avec les favoris
du roi, ainsi que les autres personnages marquants de l’époque : Gaston
d’Orléans, frère du roi ; Anne d’Autriche ; la duchesse de Chevreuse, etc.
Richelieu, cadet de noblesse
ancienne mais pauvre, formé au métier des armes, se fait homme d’église pour
subvenir aux besoins de sa famille. Alors que la noblesse de l’époque
est turbulente et égoïste, la famille de Richelieu s’est toujours attachée à
défendre les intérêts du roi. L’attitude de Richelieu s’explique en partie par
cette tradition familiale, à laquelle il ajoute des caractéristiques personnelles.
Sa foi catholique est
profonde, mais au plan philosophique c’est un rationaliste. S’il lutte contre
les protestants lorsque ceux-ci se rebellent contre l’autorité du roi, il se
refuse à user de la force publique pour les convertir et argumente
inlassablement, estimant que seule la raison peut convaincre.
Il met très haut l’État et la
loi, cette loi à laquelle le roi lui-même doit se soumettre s’il veut pouvoir
l’imposer à ses sujets. Ainsi naît, au moins dans ses grandes lignes,
l’architecture institutionnelle de la France. Elle se diversifiera par la suite
selon les systèmes judiciaire, financier, militaire, éducatif, médical etc. et
aura beaucoup d’influence sur nos entreprises.
Il est nécessaire de bien voir
contre quoi cette architecture s’est construite. Les grands seigneurs de
la première moitié du XVIIe siècle étaient engagés dans une lutte à
mort : Gaston attend avec impatience la mort de son frère pour monter sur le
trône, espoir qui lui sera ôté par la naissance du futur Louis XIV ; les Guise,
qui font remonter leur généalogie aux carolingiens, se posent en dynastie
concurrente ; les prince du sang se taillent, dans les provinces, l’équivalent
de petits royaumes disposant de leurs propres armées ; tous vendent à l’occasion
leurs services à l’ennemi, c’est-à-dire à l’Autriche et à l’Espagne.
A ce désordre, à ces trahisons,
Richelieu oppose la légitimité d'un roi dont le pouvoir s’appuie sur la loi et
sur l’État,
charpente administrative du pays. Ce pôle de légitimité doit, en
orientant le bouillonnement des ambitions, substituer la Raison au désordre et
féconder les énergies de la nation. Mais Richelieu, qui n’est pas un législateur, ne s’emploie pas tant à créer des lois nouvelles qu’à faire appliquer les lois
existantes.
Ainsi se substitue aux restes
de l’ordre féodal – qui était aussi l’ordre de la prédation, du rapport de
forces – une pyramide de légitimité qui culmine dans le roi et, selon un système de délégation de pouvoirs à des personnes nommées et révocables,
administre l’ensemble du pays.
* *
Nous qui sommes habitués à ce
système, nous en percevons aisément les dérives : les institutions sont toujours
tentées de perdre leur mission de vue et de se transformer en bureaucraties,
proies de corporations sur la défensive ; les fonctions où se condense la
légitimité – ministres, directeurs d’administration centrale, présidents de
grandes entreprises – sont souvent usurpées par des mondains ou des pervers qui
les trahissent ; sous l’occupation, toutes les institutions se sont déconsidérées ; enfin, si elles détiennent de puissants moyens d’action, elles
manquent congénitalement d’imagination.
La critique des institutions
fut l’un des ressorts de mai 68, qui entreprit de les détruire. Si cette
tentative avait abouti, elle aurait fait renaître les désordres contre lesquels
Richelieu a lutté. Il faut se placer à son point de vue pour dépasser
l’exaspération que suscitent les travers des institutions et considérer
l’architecture institutionnelle avec l’œil du constructeur.
Si l’esprit créatif est le
propre de l’individu, l’idée nouvelle ne peut en effet s’incarner, ne peut avoir d’effet
sur le monde, que si elle est mise en œuvre par une institution qui la soutient. Ceci est
vrai même pour les œuvres d’art : l’anonymat les dessèche et elles ne peuvent
rayonner que si un mécène, un éditeur etc. les publient.
L’action transformatrice (dont
l’action reproductrice n’est que la prolongation répétitive) suppose la
rencontre entre une invention et une institution, tout comme la formation d’un
animal suppose la rencontre entre un spermatozoïde et un ovule.
Le projet étatique de Richelieu
substitue à la force des prédateurs le
pouvoir de la loi et la référence de la légitimité. On ne peut le comprendre que si, se plaçant dans le contexte du début du XVIIe siècle,
on se représente les dangers qu’il a voulu conjurer. Ces dangers, ils existent
encore aujourd’hui : la mafia, organisation de type féodal, prospère au sein des
sociétés modernes et s’enracine dans les travers des institutions.
Il ne s’agit donc pas
aujourd’hui de « lutter contre les institutions », comme nous l’avons cru en mai
68, mais de soigner leurs pathologies, de veiller à la qualité de la rencontre
entre invention et institution.
* *
Louis XIII aimait la gloire qui
s’acquiert sur les champs de bataille. Il lui fallait une armée puissante. Pour
la former, Richelieu accabla la France d’impôts. Il dut écraser les révoltes que
suscitait la misère. Le garde des sceaux Michel de Marillac (1563-1632) voulait,
lui, fonder la puissance de la France sur la prospérité économique. Jeté en
prison en 1630, il y mourra. On peut regretter qu’il n’ait pas été mieux écouté.
|