Enfin quelqu'un qui aime Saint-Simon ! (le duc
de Saint-Simon (1675-1755) et non le marquis (1760-1825) qui fonda le
"saint-simonisme" dont Pierre Musso
parle dans
Télécommunications et philosophie des réseaux : la postérité
paradoxale de Saint-Simon, PUF
1997).
Les Mémoires de Saint-Simon sont un
continent que l'explorateur ne parcourt pas du premier coup. La première
tentative m'a rebuté et intrigué : rebuté parce que je ne comprenais ni cet
homme, ni ses préoccupations, ni son écriture ; intrigué parce que dans cette
masse opaque s'ouvraient quelques fenêtres lumineuses, quelques pages qui
parlaient avec une énergie que je n'avais rencontrée chez aucun autre.
Je suis revenu souvent à ce livre étrange. Les
fenêtres se sont peu à peu élargies et enfin le texte s'est éclairé dans
son entier. Alors j'ai dévoré avec un égal plaisir, dans un délicieux
rendez-vous quotidien de lecture vespérale, son conflit avec le duc du Maine,
son amitié avec les ducs de Chevreuse et de Beauvillier, son alliance amicale avec le duc d'Orléans
et le duc de Bourgogne, ses relations avec Louis XIV, ses analyses
stratégiques et juridiques, ses procès, son ambassade en Espagne (avec
description détaillée de l'étiquette espagnole), ses anecdotes comiques comme
la chute de cheval de M. Rose (vol. I, p. 806) ou telle
autre histoire scatologique à souhait, ses portraits du duc de Luxembourg, de
Villars, de Catinat, de Lauzun, du comte de Toulouse, la description de la séance du Parlement
qui détruisit les espérances du duc du Maine, la conspiration de Cellamare,
l'arrestation du duc de Villeroy, l'affaire Law, j'en passe et j'en oublie.
Je suis revenu souvent chez Saint-Simon. J'aime
sa phrase dont l'élan disloque la
syntaxe. J'admire le psychologue, le sociologue, le stratège, l'économiste,
le juriste, l'homme d'Etat et son coup d'oeil.
Oui, j'ai dit l'homme d'État. On a reproché à
Saint-Simon de ne pas avoir fait carrière.
Pardi, il n'en a pas voulu ; mais il a donné des conseils judicieux et, s'il n'a
pas toujours été écouté, il l'a été assez pour que son influence soit décisive.
On lui a reproché aussi de ne pas être un démocrate : mais s'il savait tenir son rang
il savait respecter autrui.
Dans la société d'ancien régime, qu'il fait revivre,
la fonction suprême, royale, se
transmettait à l'intérieur d'une même famille dans l'ordre de la primogéniture
des mâles. Cette règle, qui a permis d'éviter des guerres et de construire la
France, n'est ni plus ni moins arbitraire que le processus qui contraint l'homme politique à se transformer en marionnette médiatique
pour glaner des voix. Il
est vrai que, comme le montrent les lettres de la
princesse Palatine, les personnes de la haute aristocratie étaient souvent névrosées : mais ce n'était pas le cas de Saint-Simon.
Ma première lecture a été contrariée par les
commentaires condescendants de Gonzague Truc, premier éditeur de Saint-Simon
dans la collection de La Pléiade. Il l'appelle "notre Duc", le
chipote sur des détails de dates et de lieux, lui oppose un moralisme simplet. Il est pénible de voir un cuistre
juger et maltraiter ainsi un
écrivain, un homme d'Etat qui le dépasse cent fois (Chateaubriand a été traité
de la même façon par d'autres éditeurs). La deuxième édition,
préparée par Yves Coirault, est plus sérieuse. Elle m'a permis de
jeter Gonzague Truc à la poubelle, avec rage, avec plaisir !
Lorieux parle de Saint-Simon avec la sympathie et l'amitié qu'il mérite. Son livre est un utile complément à la lecture des
Mémoires. Il décrit un contexte que Saint-Simon pouvait croire connu de
tous mais que notre époque ignore bien sûr. Il analyse son style, sa
personnalité, son rôle et comble certains silences des Mémoires.
L'écriture de Lorieux est intéressante,
comme si son modèle l'avait inspiré : certaines descriptions, à première vue un
peu longues, méritent la lecture attentive qui permet d'en extraire le charme.
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