Ce livre est un grand classique mais après
Voltaire la documentation sur le règne de Louis XIV s’est accrue : avec les
Mémoires de Saint-Simon
et les Lettres de la princesse palatine, nous
disposons de témoignages de première main qu’il n’a pas pu connaître.
Il est vrai qu’il a interrogé des acteurs du
XVIIe siècle, sans doute ceci compense-t-il en partie cela. Mais le plus
intéressant dans ce livre, me semble-t-il, c’est moins ce qu’il dit sur le XVIIe
siècle que la façon dont il est écrit et ce qu’il révèle sur Voltaire lui-même.
* *
Loin de l’architecture serrée et de la
richesse des références auxquelles les historiens nous ont habitués, Voltaire
écrit dans un style sautillant qui abonde en coqs-à-l’âne et en digressions. Les
réflexions sont courtes, à peines effleurées, jamais développées. Alors que « le
vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable»,
il s’appuie pour trancher du vrai et du faux sur des vraisemblances qui
font appel au bon sens du lecteur, que l'auteur invite à douter comme il le fait
lui-même.
Ce style, on le reconnaît : c’est celui de
la conversation, du « bon goût » tel qu'il se pratiquait alors dans les salons de la
bonne société et dont le but premier était d’intéresser les femmes, supposées
aussi ignorantes que fines. Vif et rapide comme une escrime, volontiers
ironique, ce style évite la difficulté comme la lourdeur et suggère plus qu’il
ne développe.
La lecture réveille ainsi un monde de
séduction et de légèreté. Il n’y était pas interdit sans doute d’être
profond – certaines des courtes réflexions de Voltaire donnent à penser – mais
assurément il ne convenait pas de se montrer profond. Il fallait aussi
éviter le mot exact lorsque, désignant clairement son objet, il risquait de
choquer des personnes délicates : pour parler de la fistule à l’anus de Louis
XIV Voltaire dit ainsi « une fistule au dernier des intestins », périphrase
ingénieuse mais qu’une personne éprise de précision pourra juger ridicule.
Son discernement en littérature est ferme
mais étroit. Tout ce qui a été écrit avant le XVIIe siècle lui semble
barbare. Son préféré est Racine dont il apprécie la sobriété et la musicalité ;
il aime aussi la « naïveté » de La Fontaine et les comédies de Molière. Ces
jugements nous sont familiers : sans doute ont-ils été repris par ceux qui, par
la suite, ont voulu classer les œuvres du XVIIe siècle, et ont-ils
amorcé la tradition pédagogique qui sera transmise par les lycées.
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Le « bon goût », la « bonne société », voilà
ce qui convient à Voltaire. Il se méfie des « brutes » au langage grossier –
c’est-à-dire du peuple, des paysans, des simples soldats, qu’il convient selon
lui de tenir fermement en respect. Il n’aime pas les protestants, trop
discuteurs pour son goût et trop proches de la démocratie. S’il admire tant
Louis XIV, c’est qu’il voit en lui le modèle du monarque absolu dont
l’autorité, garantissant l’ordre social, permet de tenir dans des salons bien
meublés, entre gens élégants au vocabulaire sobre, d’agréables et paisibles
conversations.
Voltaire n’est donc pas un démocrate, ni même
un partisan de la monarchie constitutionnelle. Cependant le monarque n’aura son
approbation que si ses actions sont conformes au jugement qui s’exprime dans la
conversation entre personnes bien élevées, ce qui interdit à l’exercice de son
pouvoir les extrêmes de la barbarie et de l’arbitraire. Il faut rendre
justice à Voltaire : lorsqu’il rencontrera de tels extrêmes il saura protester
avec courage.
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Après cette lecture je ne conçois pas que
certains aient pu voir en Voltaire un précurseur de la Révolution. S’il l’avait
vécue il aurait certainement détesté sa brutalité populacière et sans doute lui
aurait-elle coupé le cou, comme elle coupa celui de tant de ces personnes élégantes
avec lesquelles il aimait à converser.
On aimera Voltaire si l’on aime la
conversation, où il est maître ; on s’éloignera de lui si l’on aime la réflexion
solidement construite. Comme la respiration de notre esprit les fait alterner,
tantôt nous serons complices d’une ironie qui détend les exigences du sérieux,
tantôt elle nous irritera : alors nous lui préférerons Rousseau et Diderot, dont
le compas englobe les siècles suivants tandis que Voltaire adhère étroitement à
son propre siècle, le siècle de Voltaire.
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