Raymond Barre « considère que les gens
peuvent avoir leurs opinions » (France Culture, 1er mars
2007). C'est juste ; on peut donc avoir une opinion sur M. Barre, une opinion
aussi sur ses opinions et, suivant son exemple, on peut les exprimer.
* *
J’ai eu M. Barre pour professeur d’économie
à l’ENSAE en 1963-1964. Il irradiait le contentement de soi. La vanité le rendait
colérique : ceux qui entamaient une discussion à voix
basse pour lutter
contre l’assoupissement que provoquait le ronron du cours étaient apostrophés et
expulsés.
Son élocution était fluide mais à la sortie
du cours nous nous interrogions : « qu’a-t-il dit au juste ? ». Toutes ces
phrases arrondies, énoncées sur le ton de l’évidence, n’avaient laissé sur le
moment même aucune trace dans nos mémoires.
Son Traité d’économie politique, que
nous lisions, donnait le même sentiment de vide : il était impossible d’accrocher
la moindre pensée à ce texte agréablement
écrit. Quand Giscard
d’Estaing a dit que Barre était « le meilleur économiste de France »,
il a porté un jugement sévère – et sans doute mal informé – sur l’état de notre
science économique.
Ceux d’entre nous qui sont par la suite
devenus des économistes n’ont pu le faire qu’en s’éloignant de ce que M. Barre
leur avait enseigné pour s'alimenter de lectures plus solides.
* *
M. Barre a dit à France Culture que
Maurice Papon était « un grand commis de l’État très courageux », de ceux qui
ont « fait fonctionner la France » (sous l’occupation), que Bruno Gollnisch est
« un homme bien », que les auteurs de l’attentat de la rue Copernic en 1980
avaient pour but de « châtier des juifs coupables » et non des « Français
innocents ». Il estime « le lobby juif capable de monter des opérations
indignes ».
Il a 82 ans : peut-être ne mesure-t-il plus
la portée de ses propos, si jamais il l’a mesurée quand sa vanité était blessée.
Tel que je l’ai connu, je le crois incapable de douter de soi-même ou
de regretter une parole malheureuse.
Lorsqu’il dit « un homme bien », je vois
d'ailleurs apparaître la silhouette de ces « gens bien » dont l’allure, le maintien,
l’habillement, la tenue à table, le langage et l’accent attestent qu’ils
appartiennent à l’élite qui détient le patrimoine culturel, comme le patrimoine
tout court, et à qui la direction des affaires et de la société revient donc
tout naturellement.
Toute personne « distinguée », appartenant à
ce « bon milieu » où se font de « beaux mariages » et où, si l'on est
fonctionnaire, on est pour le moins « haut fonctionnaire » dans un des « grand
corps de l'État », sera alors ipso facto « quelqu’un de bien », même si elle a été
comme Papon
complice d’assassinats (il fallait « faire fonctionner la France », expression
horrible !), même si comme Gollnisch elle flirte habilement avec le
négationnisme.
Enfin la phrase sur le « lobby juif »
rappelle les années 1930 (on disait alors « juif et franc-maçon » pour
faire bonne mesure). Prononcée par un ancien premier ministre, elle confortera
les antisémites : quelle honte pour notre pays ! |