Gaffe ou propos délibéré ?
17 septembre 2006
Dans son Histoire religieuse de la France contemporaine Adrien Dansette a cité un docte abbé du début du XXe siècle qui, en désaccord avec Rome, parlait de l’encyclique Digitus in Oculo et disait que la barque de Saint Pierre était menée « à coup de gaffes ».
Faut-il classer parmi les gaffes le discours qu’a prononcé Benoît XVI le 12 septembre, à l’université de Ratisbonne, lors de sa rencontre avec des scientifiques, et qui a soulevé tant d’émotion chez les musulmans ? Ou bien faut-il croire qu’il a parlé ainsi de propos délibéré ?
Ce discours est consacré aux rapports entre la foi et la raison, cette dernière étant rattachée à ses racines grecques. La foi chrétienne, dit Benoît XVI, a partie liée avec la raison et chacune implique le respect de l’autre : « ne pas agir selon la raison, c’est contraire à la nature de Dieu[1] ». Selon l’enseignement de l’islam, dit-il, la transcendance de Dieu est par contre absolue, y compris par rapport à la rationalité.
Cet écart de point de vue a suscité des controverses entre chrétiens et musulmans. L’apostrophe violente qu'adressa vers 1391 l’empereur byzantin Manuel Paléologue à un lettré persan n’est qu’une des répliques qui s’échangèrent entre fidèles des deux religions[2]. Dans le contexte actuel, cette citation fait sursauter : on peut se demander pourquoi le Pape l’a choisie. Nous y reviendrons.
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Que lit on dans ce discours ? Nous allons le condenser ici.
Un homme cultivé, à la lecture abondante et mûrie, y décrit l’harmonie qu’il perçoit entre le rationalisme grec et la conception biblique de la foi. Certes, dit-il, il a existé dans la théologie, à la fin du Moyen-Âge, des courants qui, comme celui qu’a inspiré Duns Scot, exaltaient la transcendance de Dieu et se rapprochaient de l’islam sous ce rapport. Mais cette orientation a été désavouée par le concile de Latran, Dieu étant λόγος aux deux sens que ce mot possède en grec, parole et raison. C’est la rencontre entre la foi biblique et la quête philosophique des Grecs qui a fondé ce que nous appelons l’Europe.
Cependant on a tenté depuis le début des temps modernes de tourner le dos à cette rencontre. Au XVIe siècle, la Réforme sépare la foi de la philosophie. Au XIXe siècle, la philosophie libérale réduit le christianisme à une morale rationnelle. Enfin la science, fondée sur les mathématiques et l’expérimentation, place la question de Dieu hors du domaine de la raison.
Mais alors les questions relatives au destin humain, à l’éthique, sont elles aussi exclues de ce domaine et la conscience subjective devient le seul arbitre en matière de morale. L’éthique et la religion, devenues strictement personnelles, ne peuvent plus être partagées par une communauté. Il en résulte de graves dangers pour l’humanité.
La science moderne accepte la nature telle qu’elle est, mais ce faisant elle pointe vers la question « pourquoi est-ce ainsi ? » qui se trouve hors de la portée de ses méthodes. Cette question, elle doit la transmettre à d’autres domaines de la pensée, à la philosophie et à la théologie, qui ne peuvent sans se mutiler se détourner de l’expérience qu’apportent les traditions religieuses de l’humanité. L’approche biblique de la théologie implique donc que la raison se déploie jusqu’à cette question fondamentale.
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Vous pourrez contrôler la fidélité de ce résumé en lisant le texte original. Une réflexion ample y survole l’histoire de la pensée.
Toutefois certaines omissions surprennent : la référence à la partie grecque de notre héritage est développée, mais la référence au judaïsme est succincte. Or si le fait que λόγος signifie en grec à la fois parole et raison ouvre la voie à la réflexion, celle-ci est moins profonde sans doute que la méditation à laquelle invite un Dieu qui se nomme « je suis ». Le fait brut de l’existence, dans sa simplicité, pèse en effet plus lourd que les architectures de la raison. C’est d’ailleurs ce que suggère la conclusion du discours.
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Si notre pensée possède plusieurs domaines (« plusieurs couches »), il se peut que la démarche rationnelle, bâtie sur des concepts et des déductions, ne puisse trouver son sens que dans la couche où des valeurs orientent nos intentions.
Face à l’infinie complexité du monde de la nature, la science expérimentale oriente en effet ses priorités, ses instruments, selon des directions que nos intentions ont choisies. Comme la nature ne fait que répondre aux questions qui lui sont posées, notre représentation du monde résultera autant de nos valeurs que de la nature elle-même : ceux qui ont travaillé dans un centre de recherche peuvent en témoigner (mais sans doute cette expérience-là est-elle rare parmi les théologiens).
Le monde des valeurs est tout aussi objectif que le monde de la nature et nous en avons une connaissance immédiate puisqu’il réside en nous-même. Il n’est pas fondé sur des concepts mais sur des symboles. La vie que nous y menons est antérieure à l’exercice de la raison car la pensée symbolique est pré-conceptuelle. On peut toutefois partir, pour explorer ce monde, des traces que les valeurs laissent dans notre raison (ou, mieux, dans notre action, tant il est vrai que l'on juge un arbre à ses fruits) : c’est sans doute la meilleure façon, voire la seule, d’engager un dialogue entre les diverses cultures.
Le judaïsme donne la clé du dialogue entre les cultures, chrétienne d’abord puis musulmane, qui se sont formées à partir de lui autour de la Méditerranée. La Bible, antérieure à l’invention de l’abstraction par les Grecs, est en effet un texte puissamment symbolique.
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Le Pape aurait pu trouver pour parler de l’islam des citations moins provocantes dans le contexte actuel. Il serait en effet stupide de reprocher à l’islam une intolérance qui, dans l’histoire, a été plutôt moins fréquente et moins absolue chez lui que chez les chrétiens : que l’on se rappelle les conversions forcées des musulmans et des juifs lors de la Reconquista en Espagne, le « Tuez les tous, Dieu reconnaîtra les siens » de la croisade contre les Albigeois, les guerres de religion etc. Les rapports entre l’Église et la raison n’ont par ailleurs jamais été exemplaires : si l’Église est dès 1741 revenue sur la condamnation de Galilée prononcée en 1633, les livres d’Érasme, Montaigne et Descartes sont restés inscrits dans l’Index Librorum Prohibitorum jusqu’à sa suppression en 1966.
Aujourd’hui, il est vrai, l’intolérance sévit dans certains pays musulmans. Un Afghan converti au protestantisme a dû quitter son pays parce qu’il y aurait été condamné à mort, il ne peut pas exister en Arabie Saoudite d’autres lieux de culte que les mosquées etc. Mais ce n’est pas en citant des insultes proférées jadis que l’on pourra ouvrir un dialogue mutuellement respectueux entre les enfants d’Abraham.
Ce n’est pas non plus en figeant dans son image actuelle, d’ailleurs éventuellement fausse, l’idée que l’on se fait d’une grande culture que l’on pourra engager ce dialogue : il ne faut pas réduire l’islam à l’islamisme, ni le judaïsme à la politique de l’état d’Israël, ni le christianisme à une gaffe du Pape.
[1] « Nicht vernunftgemäß, nicht « σὺν λόγω » zu handeln, ist dem Wesen Gottes zuwider ».
[2] « Zeig mir doch, was Mohammed Neues gebracht hat, und da wirst du nur Schlechtes und Inhumanes finden wie dies, daß er vorgeschrieben hat, den Glauben, den er predigte, durch das Schwert zu verbreiten ».
Pour lire un peu plus :
-
Veritatis splendor : quelle vérité ?
- Dialogue avec un philosophe
- Dialogue avec une religieuse
-
Discours de Benoît XVI
www.volle.com/opinion/benoitxvi.htm
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Michel VOLLE, 2006
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