La science économique est riche en techniques qui
accaparent l’attention du professionnel. Si on les écarte pour dégager
l’axiomatique qui les fonde, on peut rapporter la science économique à une
intention directrice : cette science vise à constituer une théorie de
l’efficacité en définissant d’une part les concepts qui permettent
d’énoncer les conditions de l’efficacité, d’autre part les méthodes qui
permettent de l’atteindre.
Mais on ne peut parler d’efficacité qu’après
avoir défini le but que l’on se propose d’atteindre : être efficace,
c’est atteindre au moindre effort un but que l’on s’est fixé, c’est « faire au
mieux avec ce que l’on a », le « mieux » étant de parvenir au plus près du but.
Il serait absurde de n’être pas efficace : on aurait fait des efforts inutiles,
gaspillé de l’énergie, et aucune personne de bon sens ne peut faire
l’apologie du gaspillage.
Cependant la question du but se pose comme
un préalable à la définition de l’efficacité. Telle démarche, telle méthode
peuvent être efficaces ou inefficaces selon le but que l’on se donne : par
exemple celui qui consacre une part de son temps de travail à préparer les
tâches futures sera moins efficace pour atteindre un but immédiat, mais plus
efficace s’il s’agit d’envisager le moyen terme.
La définition du but ne relève pas à proprement
parler de l’économie, puisqu’elle lui est logiquement antérieure. Mais il
fallait qu’elle fût tranchée pour que l’économiste puisse commencer son travail.
Les économistes ont donc dû postuler une définition du but de l’action humaine :
ils ont, en suivant le chemin amorcé par Adam Smith[1],
choisi de maximiser l’utilité individuelle, définie comme une fonction
ordinale d’un vecteur dont les composantes sont des volumes de biens et services
consommés. Dans leur langage, « ce que l’on a », ce sont les « dotations
initiales » de chaque agent et les « techniques de production » disponibles dans
l’économie considérée ; « faire au mieux » c’est produire et échanger (l’échange
implique d’avoir défini des prix relatifs) de telle sorte que l’on atteigne un
optimum de Pareto, situation telle que l’on ne puisse plus produire ni
échanger sans diminuer l’utilité d’un agent au moins[2].
Cette définition est ingénieuse. Au plan
théorique, l’efficacité culmine dans l’optimum de Pareto ; au plan pratique,
elle se résume par l’application de la règle « faire au mieux avec ce que l’on
a ». La consommation et la production étant des flux temporels, cette règle se
prête à des raisonnements dynamiques qui permettent par exemple de rendre
endogène l’investissement (formation d’un stock en vue d’un flux de production
futur). Le caractère individuel de l’utilité n’interdit pas de raisonner sur des
coalitions, des associations etc. On peut même, en introduisant les probabilités
dans le modèle, lui faire prendre en compte le caractère essentiellement
incertain du futur.
Si l’on estime que la qualité d’une théorie se
mesure selon la simplicité et la fécondité de ses axiomes[3],
la richesse des résultats obtenus à partir de ce postulat si simple est signe
d’une qualité élevée. Son succès théorique a été tel que l’on a pu croire la
question du but traitée de façon suffisante : mais c’était là une illusion.
* *
L’économisme est la doctrine selon
laquelle l’ensemble des problèmes que pose la vie en société peut être traité
par la science économique (le technicisme accorde le même pouvoir à la
technique, le scientisme l’accorde à la science etc.). L’économiste qui se
laisse tenter par l’économisme estimera superflues des questions comme
celles-ci : « Le bien-être est-il convenablement mesuré par une fonction
ordinale du volume de la consommation ? » ; « La mesure de l’utilité pour un
individu se réduit-elle à celle de son bien-être ? » ; « Le but de l’humanité,
ensemble des individus, se réduit-il à l’optimum de Pareto ? » etc. Il estime en
effet que toute autre formulation du but serait « irrationnelle » et, s’il
n’ignore pas que les individus sont parfois irrationnels, il estime que les
déviations à la norme se compensent statistiquement et que le raisonnement peut
donc en faire abstraction.
Mais les prétentions de l’économisme sont
excessives. En effet l’économie n’éclaire pas des questions dont l’importance
pour la vie en société crève les yeux, comme celles que posent la prédation[4]
(qui ignore l’échange équilibré), la fraude[5],
l’équité[6],
les rapports entre les personnes[7],
jusqu’aux implications sociologiques et politiques de la science économique
elle-même[8].
L’évolution du rapport entre l’être humain et la nature physique ou biologique
lui échappe également : si l’économie prend en compte les ressources naturelles
et les techniques de production, il revient à d’autres disciplines d’élucider
les dynamiques de la connaissance, du savoir-faire technique et celle enfin – si
délicate – du savoir-vivre dans un monde que la technique transforme.
Devant ces divers phénomènes, la science
économique laisse l’économiste désarmé. Nous devons faire sortir la question
du but des limites dans lesquelles l’économisme tente de l’enfermer ; il
faut pour cela sortir de la science économique pour explorer l’histoire, la
sociologie, l’anthropologie, les sciences de la nature physique et biologique.
Il apparaît alors que si la recherche du bien-être est l’un des moteurs de
l’action humaine, il n’est ni le seul ni même le plus important. Pour résumer –
et en anticipant sur le développement qui suit – nous dirons que si le but de
l’être humain est certes de vivre et de se reproduire, donc de bénéficier d’un
bien-être suffisant, il est aussi et surtout de définir et cultiver les
valeurs qu’il voudra inscrire dans le monde tout comme homo sapiens a
gravé ses symboles sur les parois des grottes.
Rapport entre l’être humain et le monde
Par
« être humain », nous entendons l'individu considéré non pas isolément, mais
inséré dans l'humanité, l'histoire et la relation à autrui. Par « nature », ou
encore par « monde », nous entendons « tout ce qui est susceptible de
s'opposer comme obstacle à la volonté de l'être humain, ou au contraire de lui
servir de moyen pour parvenir à ses fins pratiques et symboliques » : ce terme
recouvre donc ici non seulement la nature physique et biologique, mais aussi
la nature sociale et la nature humaine elle-même.
Si en
effet le phénomène social est construit, historique, comme l'illustre
l'exemple du langage, une fois construit il s'impose à l'être humain
: celui-ci n'a pas à court terme la liberté de modifier le langage, tout
comme il n’est pas libre de déplacer les murs de sa maison. Ces constructions
résultent certes d'une décision humaine, mais non de la sienne.
La
dialectique de la liberté et de la contrainte obéit à un rythme. Tant que le
béton est liquide, il se prête aux volontés de l'architecte ; une fois solide,
il faut de puissants outils pour le détruire. Il s'impose comme appui ou
obstacle à ceux qui ne disposent pas de ces outils. L'architecte qui construit
une prison peut choisir librement l'emplacement des murs : ces mêmes murs
contraindront le prisonnier.
Changer les murs des immeubles, le langage, les institutions, cela requiert un
investissement, donc des décisions, des concertations et du travail ; le flux
de la vie quotidienne se déroule dans le cadre défini par les investissements
passés qui le conditionnent, c'est-à-dire à la fois le contraignent et
l'outillent
En s’attachant au seul bien-être la science
économique a produit un modèle fécond sans doute, mais qui ne considère que la
part animale de l’être humain, celle (certes bien réelle !) qui cherche à se
nourrir, à vivre dans le confort et à se reproduire. Elle a tourné le dos aux
valeurs : pourtant elles seules donnent un sens à la vie, et l’expérience
la plus courante montre que, dans une vie dépourvue de sens, le bien-être laisse
les individus (et les civilisations entières) sans espérance.
* *
Lorsqu’on utilise le mot valeur comme nous
venons de le faire, on évoque une chose vague qui, relevant du domaine des
idées, peut sembler de peu de poids en regard de l’utilité dont parlent
les économistes et qui, elle, semble solidement ancrée dans la matérialité
palpable de la consommation. Il ne suffit donc pas d’évoquer les valeurs, il
faut les préciser. La suite du présent texte sera consacrée à cette élucidation.
Nous commencerons par une analyse de
l’individualisme, fondement méthodologique de la science économique (puisqu’elle
évalue l’utilité au niveau de l’individu) et postulat métaphysique d’une culture
qui, depuis la Renaissance[9],
s’est construite en promouvant l’individu contre les formes collectives
d’organisation et d’existence.
L’individualisme a pour lui l’évidence : chacun
de nous est un individu. Pour la dépasser il faut s’appuyer sur une évidence
comparable ou, si possible, supérieure. Nous la trouverons en examinant les
conditions d’existence de l’être humain dans le monde, d’une part comme
individu en rapport intersubjectif avec d’autres individus et confronté à
l’énigme que lui présente l’espèce humaine dont il fait partie[10],
d’autre part comme être naturel plongé dans la nature physique,
biologique et sociale (cf. encadré ci-dessus) qui est pour lui à la fois un
outil et un obstacle. Nous montrerons que ses conditions d’existence impliquent
que sa relation avec la nature, comme avec autrui, se fonde sur le respect.
Puis nous définirons la sagesse comme un
idéal pratique (pratique = orienté vers l’action) fondé sur
l’harmonie des relations entre l’être humain et autrui, l’être humain et le
monde de la nature. Cela nous conduira à compléter la définition de l’utilité
telle que les économistes se la représentent et à enrichir le but assigné
à l’efficacité.
On peut, pour conserver cette démarche en
mémoire, considérer la figure ci-dessous qui ressemble à un petit temple grec :
l’Humanisme et la Démarche expérimentale, fondés chacun sur le Respect, sont
comme deux piliers qui soutiennent la Sagesse ; celle-ci, orientée vers
l’action, s’inscrit sur un fronton en forme de pointe de flèche.
* *
Un travail de ce type s’écarte nécessairement de
la précision qu’exigent les travaux techniques : alors que ceux-ci procèdent par
déduction à partir de postulats qu’ils ne mettent pas en question, c’est à
l’analyse des postulats que nous entendons nous livrer ici. Cela exige de se
laisser porter par les ailes de l’intuition pour enjamber des explications
lourdes ou même impossibles : nous sommes dans la phase heuristique de la
pensée, celle qui lui sert de moteur mais que le formalisme de la théorie ignore
ou masque le plus souvent[11].
Nous prendrons donc quelques risques devant le lecteur, mais il fallait que de
tels risques fussent pris pour pouvoir aborder les questions qui nous
préoccupent.
[1]
Adam Smith (1723-1790),
An Inquiry into the Origins and the Causes of the Wealth of Nations,
Edinburgh 1776
[2]
Ivar Ekeland (1944-), Eléments d’économie
mathématique, Hermann 1979 ; Gérard Debreu (1921-), Theory of Value,
1959.
[3] N.
Bourbaki, Eléments de mathématiques, Hermann
[6]
John Rawls (1921-2002), A Theory of Justice,
Harvard University Press 1971
[7]
Edmund Husserl (1859-1938), Zur Phänomenologie
der Intersubjektivität, in Husserliana vol. XIII, XIV et XV, La
Haye 1973.
[9]
Frantz Funck-Brentano (1862-1948), La Renaissance, Librairie Arthème
Fayard 1935
[10]
Marcel Légaut (1900-1990), L’homme à la recherche de son humanité,
Aubier 1971
[11]
Friedrich Nietzsche (1844-1900) : « On croit voir
deux voyageurs au bord d'un torrent sauvage qui roule des pierres avec lui :
le premier saute d'un pied léger, utilisant les pierres en progressant de
l'une à l'autre, bien qu'elles s'effondrent brusquement derrière lui ; l'autre
reste sur la rive, cherchant en vain une aide ; il lui faut d'abord construire
les fondations qui supporteront son pas lourd et prudent. Parfois cela n'est
pas possible ; aucun dieu ne l'aidera alors à franchir le torrent. » (« La
philosophie à l'époque tragique des Grecs », in
Nachgelassen Schriften 1870-1873).
|