Le capital est devenu le seul facteur de production
21 mai 2007
Dans l’économie contemporaine, le capital est devenu le seul facteur de production des biens : avec l'automatisation, il a évincé le travail. Il en résulte un bouleversement de la vie en société comme des relations internationales.
Ce phénomène doit attirer notre attention au moins autant,
sinon plus, que ne le fait le réchauffement climatique.
Qu’est-ce que le « capital » ?
Qu’entend-on par « capital » ? Le sens de ce mot est altéré par les images qui flottent dans notre mémoire : le « capitaliste » ventripotent, avec son cigare et son haut de forme, enrichi par la sueur du « travailleur » qu’il épuise ; le « capital financier », source de tous les maux…
La comptabilité désigne dans le bilan, par le même mot « capital », un poste du passif (l’apport financier des actionnaires) et un autre poste qui appartient à l’actif, le « capital fixe » (les équipements, machines et bâtiments, que l’entreprise met en œuvre). Cette homonymie provoque des malentendus.
Dans la langue des économistes, par ailleurs, la « fonction de production » de l’agent « entreprise » distingue deux « facteurs de production », le capital K et le travail L ; dans les modèles le volume produit Y est une fonction du capital et du travail, Y = f(K, L), et les économistes en utilisent diverses spécifications (fonction de Cobb-Douglas, fonction à facteurs complémentaires etc.).
Dans cette fonction le facteur K est le capital fixe. Comme nous sommes des économistes, c’est cette dernière acception du mot « capital » que nous retiendrons : il est vrai cependant que pour pouvoir se procurer des machines et des bâtiments l’entreprise doit disposer d’un minimum de « capital financier », éventuellement complété par l'emprunt.
Capital et travail
Quelle est, dans la fonction de production, la différence entre « capital » et « travail » ? Le « capital », c’est du travail stocké, incorporé aux machines et aux bâtiments que l’entreprise utilisera pour produire - et aussi dans son organisation et son système d'information, du travail congelé, du travail mort. Le « travail » qui figure dans la fonction de production, c’est un flux de travail vivant, c’est le temps de travail nécessaire pour assurer la production.
Bref : le capital, c’est un stock ; le travail, c’est un flux. Dans une entreprise qui produit des automobiles, par exemple, les machines, les bâtiments, l’organisation du travail, le plan du modèle à produire, sont mis en place par un travail qui est stocké avant que la production ne commence : c’est du capital. Puis les ouvriers et contremaîtres fournissent, dans la durée, le flux de travail nécessaire à la production : c’est ce flux qui constitue le travail de la fonction de production.
Ainsi l’opposition entre capital et travail n’oppose pas la machine à l’homme, ni la finance à l’être humain. Elle distingue deux formes sous lesquelles le travail intervient dans la production : le stock de travail accumulé dans le capital ; le flux de travail qui met en œuvre le capital pour produire.
Si l’on disait « stock » et « flux » au lieu de « capital » et « travail », les choses seraient plus claires, les connotations moins destructrices. Il faut opérer mentalement la traduction chaque fois que l’on utilise ces mots dangereux. Le raisonnement gagne alors en vigueur autant qu’en clarté.
Le capital dans la fonction de production
Le flux de travail se mesure selon le nombre d’heures travaillées L : si le salaire horaire chargé est w, le coût du travail sur un intervalle de temps (disons, une année) sera wL. On peut distinguer divers flux de travail selon le niveau de qualification du travailleur : cela dépend du but que vise la modélisation. Ici nous n’avons pas besoin d’introduire cette distinction.
Le capital se mesure selon le nombre d’heures de travail K qu’il incorpore, et son coût d’achat est donc wK. Mais comme il s’agit d’un stock, et non d’un flux, on ne doit pas imputer la totalité de ce coût à un intervalle de temps. Si le capital s’use, on doit imputer sa perte de valeur à l’intervalle de temps (amortissement). En outre si l’on n’avait pas immobilisé dans le capital fixe la somme wK on aurait pu la placer sur le marché financier et elle aurait rapporté un intérêt : stocker le capital suscite un manque à gagner dont il faut tenir compte. Le coût d’usage du capital est donc, sur une année, (δ + r) wK, où r est le taux d’intérêt et où δ mesure l’usure et le rythme d’obsolescence (perte de valeur par écart à l’état de l’art) du capital.
On peut, comme pour le travail, distinguer divers types de capital : ici nous pourrons supposer le capital homogène, faisant comme si l’économie considérée utilisait un seul type d’équipement.
Supposons que le capital ne s’use pas (δ = 0) et mesurons-le en prenant pour unité de volume la quantité de travail U telle que wU = 1. Alors l’expression du coût des facteurs de production sera wL + rK.
Si le produit se vend au prix p, l’entreprise qui veut produire
la quantité Y choisira combinaison de K et de L qui maximise l’expression pY –
wL – rK sous la contrainte Y = f(K, L). La solution de ce programme détermine
K et L en fonction de Y ; elle détermine donc aussi la fonction de coût
c(Y) = wL(Y) + rK(Y). Le profit sera alors Π(Y) = pY –
c(Y), expression qui permettra à l’entreprise de déterminer le niveau de
production qui maximise son profit[1].
Forme de la fonction de coût
La forme de la fonction de coût dépend de celle de la fonction de production f(K, L). Or celle-ci a évolué dans l’histoire : l’importance du capital ayant crû relativement au travail, le « stock » a pris une place de plus en plus importante par rapport au « flux ».
L’importance relative du capital par rapport au travail s’évalue par le rapport K/L que l’on appelle « intensité capitalistique ». Plus une économie est capitalistique, plus la part du travail stocké est importante par rapport au flux de travail vivant, et plus le travail vivant est en principe « productif » (puisqu’il dispose d’un outillage plus puissant[2]).
L’examen de l’histoire est éclairant ; nous procéderons à très grandes mailles.
A l’époque de nos lointains ancêtres chasseurs-cueilleurs, le prélèvement opéré sur la nature était pratiquement fonction du seul flux de travail vivant et le travail stocké était négligeable.
Au néolithique, avec la naissance de l’agriculture et de l’élevage, de premières formes de capital fixe apparaissent : stocks d’animaux (« cheptel »), de semences, d’instruments agricoles, construction des villages puis des villes autour des places de marché. Le travail se partage alors entre l’élaboration du stock et le flux de travail vivant.
L’industrie naît au XVIIIe siècle avec la mécanique et la chimie. A travers les péripéties de la lutte des classes s’établit progressivement, entre les maîtres du capital fixe (« capitalistes ») et les fournisseurs de travail (« travailleurs »), un équilibre dont chacun tire parti : le « marché du travail » fournit à l’industrie le flux de travail nécessaire, les salaires distribuent le pouvoir d’achat qui procure un débouché à la production. Le système éducatif fournit à l’industrie la main d’œuvre compétente et (autant que possible) disciplinée dont elle a besoin.
Il en résulte un type de société spécifique, diversifiée en variantes dont certaines étaient extrêmes (l’organisation nationale-socialiste de la Wehrwirtschaft était dominée par la production d’armements, la planification soviétique considérait l’ensemble de l’économie comme une seule entreprise), mais toujours fondée sur la maîtrise des techniques de la mécanique et de la chimie ainsi que sur les formes d’organisation qui conviennent à leur mise en œuvre.
A partir de 1975 se met en place, avec l’informatisation, une nouvelle forme d’économie. Les outils fondamentaux de l’informatique que sont les composants microélectroniques et les logiciels stockent un travail de conception après lequel il n’est pratiquement plus besoin de faire intervenir le travail vivant : leur production étant purement capitalistique, le capital est devenu le seul facteur de production – ou, pour être plus explicite, le travail est désormais intégralement stocké et n’intervient plus dans la production sous forme de flux.
Cette forme de production s’étend, depuis les techniques fondamentales, vers les produits qui les utilisent intensivement (ordinateurs, réseaux) ; puis elle se dissémine vers tous les autres produits : dans le coût de production d’un avion, d’une automobile, la part de la conception est prédominante et le coût marginal de production est faible.
Conséquences de la production « à coût fixe »
Pour modéliser efficacement cette économie, il est judicieux de supposer que le coût marginal de production des biens est nul : la production de l’entreprise est alors « à coût fixe ».
Il en résulte une économie présentant des traits inédits et même déroutants (voir e-conomie). Le travail est entièrement stocké : plutôt qu’une économie de l’information, il s’agit d’une économie de la conception (ou si l’on veut du design). La valeur ne s’exprime plus selon la quantité disponible de chaque produit (puisque le coût marginal est nul), mais selon la diversité et la qualité des produits disponibles.
Comme le volume de l’emploi n’a plus de rapport avec le volume de la production des biens (une même conception peut, selon la réponse du marché, donner lieu à une production faible ou importante), le lien qui dans l’économie industrielle reliait l’emploi au volume produit se trouve rompu.
La recherche du débouché maximal, associée à la baisse du coût du transport (que l’on peut supposer nul tout comme le coût marginal), incite l’entreprise à se placer sur le marché mondial : la mondialisation en est la conséquence naturelle. Elle introduit une deuxième rupture sur le marché du travail : l’économie, cherchant son débouché dans le monde, ne voit plus dans les salaires le gage d’une demande future mais seulement un coût qu’il convient de réduire pour être compétitif.
Les effectifs dont l’économie a besoin pour concevoir des produits de qualité sont compétents et peu nombreux : un système éducatif conçu pour procurer à l’industrie des exécutants qualifiés et dociles est inapte à former des concepteurs, et les exécutants qu’il produit en masse risquent de ne pas trouver d’emploi.
Dans l’entreprise, les relations n’obéissent plus au formalisme de la discipline mécanique « à la prussienne » que l’on avait pu croire nécessaire dans l’industrie : un concepteur ne pouvant être fécond que s’il se sent écouté et respecté, le « commerce de la considération » devient un élément important de la gestion.
La conception de produits efficaces repose sur une analyse fine des besoins, sur une segmentation de la clientèle : le marketing, entendu au sens de « science des besoins », devient une discipline clé.
Capital et risque
Le risque va croissant avec l’intensité capitalistique. L’acquisition de capital fixe, c’est-à-dire l’investissement, est en effet toujours un pari sur le futur : celui qui investit suppose qu’il sera possible de réunir le travail vivant nécessaire pour faire fonctionner les équipements, et que les produits pourront se vendre à un prix permettant de rémunérer les facteurs de production et, si possible, de dégager en outre un profit extra[3]. Mais c’est là raisonner sur des anticipations, donc sur un futur essentiellement incertain.
A l’incertitude du futur s’ajoutent les aléas d’une violence qui, elle aussi, va croissant avec l’intensité capitalistique. Dès le néolithique le stock accumulé (troupeaux, semences) a été une proie tentante pour les prédateurs : s’il y avait eu des conflits entre tribus de chasseurs-cueilleurs, l’examen des blessures sur les squelettes montre que la guerre proprement dite est née au néolithique. L’économie industrielle a dû maîtriser son approvisionnement en matières premières et les débouchés de ses produits : d’où l’impérialisme, le colonialisme, et des guerres auxquelles l’industrie a apporté des armes d’une puissance meurtrière inédite.
Le niveau du capital d’une économie résultera donc d’un arbitrage entre la productivité que le capital fixe procure au travail vivant, et le risque que tout investissement comporte. Il résultera aussi, bien sûr, de l’état de l’art des techniques à l’époque que l’on considère : l’apparition du machinisme au XVIIIe siècle, celle de l’informatique au XXe siècle, ont transformé la panoplie des options possibles et donc modifié la fonction de production.
L’économie du risque maximum
L’économie contemporaine, étant intégralement capitalistique, est l’économie du risque maximum : les entrepreneurs qui la dirigent sont des personnes habiles pour anticiper, des joueurs qui aiment à parier sur l’avenir. Ils devront aussi, pour limiter les risques, faire ce qu’il faut pour se garantir des approvisionnements (en compétence) et des débouchés : le recours à la corruption devient une tentation forte et, pratiquement, irrésistible car celui qui ne corrompt pas est fortement désavantagé.
Le marché s’équilibre sous le régime de la concurrence monopoliste qui détermine le nombre des variétés de chaque produit ainsi que son prix. A chaque variété correspond, dans l’espace des besoins, un domaine analogue à ce qu’a été le fief dans l’espace géographique de la féodalité. La concurrence est violente, chacun des monopoles tentant d’élargir son domaine au détriment des autres.
Les stocks accumulés par les entreprises attirent les prédateurs qui pour s’emparer des produits, de la marque, des compétences, du réseau commercial, des actifs sous-évalués etc. utiliseront des techniques nouvelles : truquage des comptes, OPA, contrefaçon etc.
Cependant les produits sont devenus des assemblages de biens et de services, l’avant-vente et l’après-vente ainsi que la qualité de la relation avec le client devenant essentiels sur un marché où l’offre s’est diversifiée et où les produits se sont complexifiés. Or la production à coût fixe ne concerne que les biens : dans les services, et une fois payé le dimensionnement initial du réseau, on retrouve un coût marginal significatif. Ainsi l’adéquation fine aux besoins du client, l’utilisation de la segmentation à des fins de personnalisation (au moins statistique) des produits génèrent de l’emploi.
Cette économie « nouvelle » (qui est en fait l’économie contemporaine) possède ainsi des traits dont certains peuvent être jugés négatifs, et d’autres positifs : rupture de l’équilibre de l’emploi dans la production des biens, mais création de nouveaux types d’emploi dans les services ; violence de la concurrence, mais soin dans l’analyse des besoins des clients, finesse de la segmentation et émergence, dans les entreprises, du commerce de la considération. Rien n’est joué !
* *
Il n’est pas surprenant que la transition entre l’économie industrielle et l’économie contemporaine s’accompagne de crises, de violences. On peut interpréter ainsi les guerres, les tensions ethniques, ainsi que la place prise par la violence dans le spectacle audiovisuel. On peut interpréter également ainsi la floraison de la prédation.
Le « laisser faire, laisser aller » du dogme néo-libéral, appuyé sur une interprétation grossièrement partielle de la « main invisible » d’Adam Smith, fait le jeu des prédateurs.
Parmi les néo-libéraux, il se trouve beaucoup d'extrémistes qui voudraient que l'État ne jouât aucun rôle dans l'économie. Ils oublient que la « main invisible » ne peut contribuer au bien-être général que si elle est guidée par des règles : la recherche de l'enrichissement personnel, lorsqu'elle se concrétise par la corruption, les commissions et rétrocommissions, la contrefaçon des médicaments, la prédation des ressources naturelles, la mise en coupe réglée des pays pauvres, ne fait que détruire le bien-être. Il revient à la société elle-même, et donc à l’État qui est son bras exécutif, de définir les règles qui tiendront les prédateurs en respect. Pour contrôler l’équité de ces règles on peut s’appuyer sur les principes qu’a énoncés John Rawls.
Mais même si les règles du football sont excellentes, quand l’arbitrage est défaillant les parties sont de mauvaise qualité. Il ne suffit donc pas de disposer de bonnes règles : il faut aussi qu’elles soient convenablement appliquées. La compétence, l’efficacité de l’appareil judiciaire sont donc elles aussi des enjeux.
Ce propos contrariera ceux qui ont subi, dans le cabinet du juge d’instruction, l’incompétence et l’étroitesse d’esprit d'un magistrat. Mais il ne s’agit pas de donner davantage de pouvoir à des personnes qui, plus sensibles à la forme qu’au fond, instruisent à charge plus qu’à décharge et prennent plaisir à tracasser quiconque est plus riche qu’elles. Pour lutter contre la prédation qui est endémique dans l’économie contemporaine, il faudra des magistrats d’un type aujourd’hui trop rare, travaillant avec des outils qui n’existent pas encore en s’appuyant sur des lois qui restent à définir.
[1] Si l’entreprise détient une part importante du marché du produit, le prix p auquel le produit peut se vendre sera une fonction décroissante p(Y) de la quantité produite. L’expression du profit est alors Π(Y) = Yp(Y) – c(Y).
[2] Il faut supposer les équipements judicieusement choisis.
[3] La théorie économique, dans son modèle le plus simple et le plus abstrait qui est celui de la concurrence parfaite, suppose qu’à l’équilibre le profit est nul. Si l’on introduit l’innovation (possibilité de modifier la fonction de production) et le monopole temporaire qu’elle procure, l’entreprise peut faire un profit « extra » (voir Le moteur de l’entreprise innovante).
Pour lire un peu plus :
-
Concurrence monopoliste
-
e-conomie
- L'émergence d'un alliage
-
Le
moteur de l’entreprise innovante
-
http://www.volle.com/opinion/capital.htm
© Michel VOLLE, 2007
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