Dans nos entreprises les
compétences éclatent en spécialités qui se diversifient. Cette situation
ressemble à celle de la médecine dans les années 20 : auparavant il suffisait
que le médecin fût docteur en médecine ; puis il a fallu spécialiser des
cardiologues, anesthésistes, endocrinologues etc. Dans l’entreprise – et, pour
délimiter la question, dans sa direction informatique – on rencontre des
spécialistes en réseaux, sécurité, maintenance, génie logiciel, méthode,
architecture etc.
Le spécialiste concentre son
attention et son temps de travail sur un domaine limité. Cependant
la solidité de l’entreprise, son aptitude à évoluer, dépendent de la qualité des
relations entre les diverses spécialités. Il faut donc que le spécialiste soit
capable d’écouter ce que disent les personnes ayant d’autres spécialités, qu’il
sache les respecter.
Or l’écoute de l’autre n’est
pas son attitude spontanée. Il a souvent tendance à croire sa
spécialité supérieure aux autres, plus intéressante, et à n’écouter que ses
pairs. Il relève avec pédantisme les erreurs de ceux qui connaissent mal cette
tête d’épingle devenue, dans son esprit, aussi vaste et riche en détails qu’une
ville. Il s’enferme ainsi dans l’autisme professionnel. Il sera alors
impossible pour l’entreprise de faire vivre les équipes pluridisciplinaires dont
elle aurait besoin : aussitôt formées, elles explosent sous l’effet
centrifuge de l'autisme des experts.
Le respect, l’effort pour
écouter l’autre et comprendre ce qu’il veut dire, ne sont donc pas seulement des
exigences morales ni une règle de savoir-vivre entre gens de bonne compagnie : ils
sont nécessaires à l’efficacité. Cela confère à la DRH une
mission complémentaire de la gestion des compétences : animer dans
l’entreprise la pratique du respect.
* *
L’expérience montre que ce sont
les mêmes personnes qui réclament le travail pluridisciplinaire et qui, dans les
faits, sont prisonnières de l’autisme professionnel ; les mêmes personnes qui
réclament la pratique du respect et qui sont les plus méprisantes. Ce sont là
les ruses de la psychologie, dont la logique (si l'on peut dire) affectionne
l’incohérence. Il ne suffit donc pas d’afficher de bonnes intentions : il faut
agir, et d'abord
amorcer le commerce de la considération en accordant de la considération à
celui qui ne se soucie pas de vous la rendre.
Cela suscite parfois des
réactions désagréables : si vous manifestez de la considération envers une
personne qui, jusqu’alors, avait été méprisée et n’avait expérimenté que les
relations du faible au fort, elle vous croira faible et voudra prendre sur vous
la revanche des humiliations qu'elle a subies naguère. L’esclave qui vient tout
juste d’être libéré est rarement un gentleman. Il faut anticiper cette réaction,
savoir y répondre, persévérer.
* *
Le commerce de la considération
est à sa place non seulement dans l’entreprise, mais aussi dans la famille et
dans les relations internationales.
Avez-vous vu les qualificatifs
que les Américains emploient à l’égard des Français ? Nous serions lâches,
hypocrites, peu fiables : en attesterait la défaite de nos armées en 1940. C’est
ignorer qu’en 1940 seuls les pays que la mer ou l’océan séparaient de l’Europe
continentale étaient à l’abri de la supériorité tactique de la Wehrmacht,
mais passons. Nous ne sommes d’ailleurs pas en reste : on entend parfois
dire en France que les Américains seraient brutaux, hypocrites etc.
Cet échange d’insultes est
puéril. Chacun a sa fierté, mais il y a tant de leçons à recevoir ! Les
Américains peuvent prendre chez nous des leçons de savoir-vivre, nous pouvons
prendre auprès d’eux des leçons de savoir-faire.
Quant à ceux qui font les
malins en dénigrant leur propre pays – Michael Moore chez les Américains, tant
d’autres chez les Français – ils oublient que l'on ne peut pas respecter l'autre
sans se respecter soi-même.
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