Le conseil de l'université Paris VI a voté une
motion demandant à l'Europe de suspendre la coopération avec les
universitaires israéliens. Paris VI
aurait pu viser d'autres pays : la Russie, à cause de la guerre en
Tchétchénie ; les États-Unis, parce que leur président veut faire la
guerre - demain à l'Irak, après-demain à la Corée, puis à on ne sait qui ; la
Grande-Bretagne, parce qu'elle soutient les projets guerriers de Bush.
Jussieu, dont le prestige intellectuel
brille autant que son architecture, aurait ainsi boycotté Stanford, Berkeley,
Harvard, Princeton, le MIT, Oxford, Cambridge, Eton, Moscou, Saint-Pétersbourg
etc. Sans doute ils ne s'en seraient pas remis. Mais non :
modeste ou prudent, Jussieu n'a pris pour cible que les Israéliens.
Jussieu aurait pu dire qu'il faut que chacun puisse vivre en paix dans son pays,
que chacun respecte l'autre ; il aurait pu dire son soutien à ceux des Israéliens
qui s'opposent à la politique d'Ariel Sharon, à ceux des Palestiniens qui
réprouvent les attentats. Mais non ; il a fallu qu'il prenne parti contre
Israël.
Il dira que l'on peut critiquer la politique du
gouvernement israélien sans
tomber dans l'antisémitisme, et c'est vrai - de même, on peut
critiquer la politique du président des États-Unis sans tomber dans l'antiaméricanisme. Mais
le caractère sélectif de son indignation est troublant.
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- A l'exception de quelques rares intellectuels, la
plupart des Français conçoivent les études non comme le moyen d'une
formation personnelle mais comme l'escabeau de la promotion sociale. Ils
font donc des études pour obtenir le diplôme qui donnera accès à une
situation, non pour acquérir des connaissances auxquelles ils
s'intéressent. Ce système a contribué, c'est vrai,
à donner une place à l'aristocratie du diplôme à côté des aristocraties de
l'argent et de la naissance. Il a toutefois perdu une part de son pouvoir de
promotion lorsque est arrivé une nouvelle aristocratie, celle des médias.
Il fut
voué à l'étouffement le jour où on l'a "démocratisé", où
par souci d'égalité on y a engouffré tout le monde, car dès lors il ne
pouvait plus remplir le rôle de sélection pour lequel il avait été
conçu. La crise de l'enseignement vient de là.
Ce que je dis là vous choque ? c'est normal car
on nous a élevés dans le respect de ce système. Le lien entre le
statut social et le diplôme a poussé des jeunes gens que les études
ennuient à s'entasser dans des facultés où ils n'ont rien à faire ; il a
poussé à
prostituer les mathématiques en en faisant un instrument de sélection,
notamment pour les études de médecine ; à enseigner les sciences
expérimentales, selon un étrange contre-sens, de façon théorique et
dogmatique. Une fois le diplôme en poche la
curiosité intellectuelle s'éteint chez la plupart, mais le diplômé regarde
avec condescendance l'artisan et le paysan, l'entreprise dédaigne le savoir-faire du technicien. Theodor Zeldin a bien décrit cette hypocrisie dans Histoire des passions françaises.
Dans la culture juive, par contre, la
connaissance est recherchée pour elle-même. Contrairement à une opinion
répandue la personne la plus respectée n'est pas la plus riche mais la plus
savante, fût-elle pauvre. Il s'agit de connaître la Torah, d'approfondir
sa lecture, de méditer ses commentaires ; et Dieu s'exprimant par sa création (Deus
sive Natura, disait Spinoza), il faut aussi connaître la nature. Cette
démarche ne cherche pas un dogme sur lequel se reposer : elle
constitue un processus de perfectionnement personnel sans fin.
La culture juive est ainsi, depuis des
millénaires, une civilisation de la lecture approfondie et de la
réflexion ; son but est non de faire carrière mais de perfectionner
l'humanité qui réside en chacun. Cette civilisation fut vécue et transmise par des
personnes soumises jusqu'à la
Révolution à
un statut discriminatoire : quelle grandeur, quelle noblesse dans leur
persévérance !
Lorsque l'économie a réclamé dans la seconde
moitié du XIXème siècle des salariés formés à la lecture, l'écriture et
le calcul, les études sont devenues un moyen de promotion sociale. Ceux que la
civilisation juive avait formés se sont trouvés naturellement placés au premier rang. Ils
ont fait certaines des plus grandes découvertes scientifiques. On les a crus
plus intelligents que les autres, opinion qu'ils ont parfois eu la faiblesse de
partager. Ils se sont attiré des jalousies féroces ; on les a accusés,
contre l'évidence, d'être intéressés par l'argent et de se soutenir
mutuellement (Spinoza, Cantor, Bergson, Einstein, Marc Bloch etc. ne se sont pas souciés de
richesse et ne se sont soutenus que par la qualité de leurs travaux). Vichy a éliminé les enseignants juifs (loi du 3 octobre
1940) sans que les Allemands aient fait pression (voir
"A propos de l'antisémitisme") :
ainsi se soulageait le ressentiment des médiocres.
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- Le même ressentiment s'exprime
aujourd'hui sous d'autres formes. Comment expliquer autrement le caractère sélectif de la réprobation envers
Israël alors que l'armée russe fait un carnage en Tchétchénie, que les Américains prévoient froidement 500 000 morts en
Irak ?
Ce ressentiment est d'autant plus fort que la
civilisation juive ne connaît ni la prostitution de l'intellect à la carrière, ni
la prostitution de la culture personnelle à la "distinction" sociale. Si nous
nous rappelions qu'elle constitue une moitié de l'héritage judéo-chrétien, nous pourrions
nous appuyer sur elle pour guérir ces maladies de notre société ; mais celui qui
préfère rester malade cherche noise au médecin.
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