La créativité est un mystère. Comme nous
tendons
spontanément à reproduire nos conditions d’existence nous sommes
fondamentalement conservateurs, même ceux qui se disent « de gauche ». Comment
se fait-il donc que nous puissions pourtant évoluer ?
Dans toute entreprise, dans toute
institution, les forces conservatrices luttent pour assurer la pérennité de
l’organisation et, nous le savons bien, les dirigeants ne comprennent jamais
rien aux nouveautés. Le raisonnement économique ne suffit donc pas à expliquer
qu’il se produise tant d’innovations : pour
que l’entreprise se lance dans un projet nouveau il ne suffit
pas que l’innovation lui paraisse rentable, il faut aussi que cette rentabilité
potentielle ait été comprise ou du moins entrevue. Comment des dirigeants
"qui ne comprennent jamais rien aux nouveautés" peuvent-ils pourtant,
finalement, comprendre l'intérêt d'une innovation ?
Ces deux mystères sont analogues à celui auquel nous
confronte l’évolution des espèces. Si les parents transmettent leurs gènes à
leurs enfants, comment se fait-il qu’une espèce puisse évoluer, que les formes
que prend la vie puissent se diversifier ? La réponse, on le sait, réside dans
les mutations : les gènes ne sont pas tous transmis à l’identique.
Les mutations sont aléatoires, la plupart
d’entre elles sont nocives et leurs porteurs disparaissent. Quelques-unes
cependant sont tellement positives que leurs porteurs seront avantagés dans la
concurrence pour la reproduction : d’où l’évolution.
Ne se produit-il pas dans notre esprit, dans
nos institutions, un
phénomène analogue à celui-ci et qui expliquerait et la créativité de la pensée
chez l'individu, et
l'innovation dans l'entreprise ?
* *
Nous croyons que la pensée réside tout
entière dans les concepts et relations logiques entre concepts, qu’elle est donc tout
entière explicite. « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement », disait
Boileau. Mais c’est faux ou plutôt incomplet. Avant que la pensée ne
s’explicite en concepts, qu’elle ne se mette en forme, elle tâtonne dans
l’obscurité.
L’association d’idées, qu’il convient de
bannir de la pensée explicite, est le moteur de cette phase préconceptuelle de
la pensée. Elle
est comme le fumier que nous ne mangeons pas bien sûr, mais qui nourrit les
plantes qui nous alimenteront, qui est même indispensable à leur croissance.
Dans les moments de détente, de rêverie qui
précèdent ou suivent le sommeil, ou lorsque nous nous laissons aller dans notre
bain, des idées, des images, des impulsions se succèdent dans notre esprit. La
glande cérébrale les produit spontanément tout comme les glandes endocrines
sécrètent des hormones.
L’association d’idées ne suit pas un ordre
logique. Suscitée par l’assonance des mots, par la ressemblance des images, elle suit des chemins aléatoires en regard de l’ordre des choses
: elle
est comme un soc qui laboure et retourne le sol, comme une main qui bat un jeu
de cartes.
Parmi les idées, les images qui défilent
ainsi dans notre esprit, la plupart n’ont aucun intérêt : elles seraient aussi
nocives que ne le sont la plupart des mutations génétiques. Quelques-unes,
rares, sont potentiellement fécondes : l’association d’idées a mis en
rapport des choses qu’il serait utile de rapprocher, suggéré la
démarche ingénieuse à laquelle on n’aurait jamais pensé.
Mais pour repérer, dans le flot d'idées que
produit spontanément la glande cérébrale, celles qui sont potentiellement
fécondes, il faut encore savoir faire un tri ; c'est le rôle de ce que j'appelle l’intelligence créative,
qui suppose une sensibilité d’un type très particulier et aussi l'intervention
de la mémoire.
* *
Certaines personnes perçoivent du relief parmi les idées : elles
verront émerger l’association d’idée ingénieuse comme un pic, comme un sommet
dont l'apparition suscite en elles une forte émotion.
Certains ont décrit l’éblouissement, la sensation de vertige que donne
l’émergence de l’idée dont l’intuition anticipe d’un bond la fécondité. Cette émotion grave l’idée dans la
mémoire : on ne la lâchera plus, elle
orientera l’effort et l’action.
Mais tout le monde n'est pas sensible au relief des idées :
certaines personnes, mettant sur le même plan toutes
les suggestions que leur cerveau sécrète dans les moments de détente, leur
sont également indifférentes. Dans leur esprit, l’Everest lui-même ne semblerait pas
émerger du niveau de la mer ; leurs associations d’idées, ne suscitant aucune
émotion, restent alors sans conséquence.
D’autres enfin perçoivent du relief
mais il est mal placé, comme sur une carte qui serait établie par un géographe mal informé. Elles vont
alors s’enticher d’idées stériles, sélectionnées
par caprice : elles auront beau s’efforcer, il n’en sortira rien.
* *
L’émotion devant l’idée féconde est
semblable à l’émotion esthétique : la personne sensible à la beauté, à
l’harmonie d’une œuvre d’art ou d’un objet artisanal, voit cette œuvre, cet
objet, se détacher et briller sur le fond indifférencié de la perception. Ceux qui sont privés de cette sensibilité ne peuvent pas même entrevoir de quoi
il s'agit.
On peut simuler l’association d’idées sur
l’ordinateur : sauter au hasard d’un document, d’une image à l’autre, brasser
des fichiers, il peut faire cela. Mais pourrait-il y mettre du relief, anticiper
les conséquences d’un rapprochement, sélectionner enfin les idées les plus
fécondes ? Il y faut, semble-t-il, la sensibilité et une capacité
anticipatrice dont seuls nous autres êtres
humains sommes dotés - ou du moins certains d'entre nous. |