Dans les Cévennes, et sans
doute ailleurs aussi, c’est la saison des champignons. Les forêts sont
parcourues par des chercheurs qui marchent à pas lents, le regard vers le sol,
un bâton dans une main et dans l’autre un panier ou un sac en plastique.
Celui qui n’a jamais cherché de
champignons part plein d’espoir mais ne trouve rien parce qu’il ne voit rien.
Vous confondez les cèpes avec les feuilles de châtaignier qui ont la même
couleur et jonchent le sol. Après être allé d’une feuille à l’autre, vous
rentrez bredouille ou avec quelques girolles, quelques lactaires d’un orangé tellement vif
qu’il faudrait être aveugle pour ne pas les voir. Les sacs rebondis des autres
chercheurs vous exaspèrent au-delà de toute expression : c’est ainsi du moins
que cela s’est passé pour moi.
Puis vous accompagnez des
chercheurs expérimentés pour voir comment ils s’y prennent. Comme ils sont
patients ! Ils marchent lentement, regardant attentivement d’abord à leurs
pieds, puis tout autour par cercles concentriques. Vous les imitez : et voilà
que vous trouvez votre premier cèpe.
C’est un grand moment. Le cèpe
est là, évident, tout simple.
Comme un grand acteur, il a une présence. C’est un des dons que nous fait
cette nature, aussi indifférente que féconde, dont on doit savoir trier les fruits pour
éviter ceux qui sont nocifs. Ces jours-ci les savoureuses châtaignes tombent en
pluie au sol, cascadant de branche en branche. Mais les cèpes, plus rares
et plus secrets, sont un don plus précieux.
Vous apprenez à prendre
quelques repères. La variété de cèpe qui pousse sous les pins manque de saveur,
il ne faut pas chercher là. Sous les sapins, par contre, les cèpes abondent,
entourés de toute une populace de mauvais champignons – ou que vous croyez
mauvais, mais il ne faut pas prendre de risques – dont les couleurs vont du
rouge vif au violet fluorescent en passant par tout un camaïeu de tachetures. On
en trouve aussi aux endroits où voisinent des châtaigniers et des pins...
Enfin, après quelques mois et
années, votre regard s’éduque. Il balaie le terrain automatiquement, sans que votre volonté n’ait
plus à intervenir. Il élimine les feuilles mortes et les cèpes vous sautent aux yeux comme s’ils étaient munis d’un gyrophare ou peu s’en faut.
Votre sac se remplit, vous lisez l’envie sur le visage des autres chercheurs.
* *
La chasse aux champignons
est, à l’échelle microscopique de l’individu, une métaphore de l’évolution
de l’entreprise. Lorsque celle-ci est confrontée à des possibilités nouvelles
(invention scientifique, évolution de la demande) l'organisation résiste
d’abord, car son premier souci est de se perpétuer à l’identique. Puis, à partir
d’un petit groupe d’experts longtemps réprouvés, la conscience des possibilités
nouvelles se fait jour lentement selon un processus psychologique,
sociologique et philosophique qu’il est impossible de démêler – de même qu’il
est impossible de comprendre comment notre regard s’est accoutumé à repérer les
champignons, ou comment nos doigts se sont habitués à la
dactylographie. Enfin le comité de
direction bascule et l’entreprise s’y met : AT&T se met à la
commutation de paquets, IBM se met à produire des services (voir
Problèmes de mise en place)
etc.
La phase initiale, pendant
laquelle on ne voit rien, est pénible et humiliante : on croit que les autres
ont un don que l’on ne possède pas. Puis l’œil se forme de lui-même.
Comme vous trouvez des champignons, les gens du coin disent que vous avez le
don – ce qui, de la part d’un « parisien », les étonne prodigieusement
– mais
vous savez qu’il n’en est rien : vous avez simplement été patient, méthodique et
curieux.
Dans ces trois mots réside tout l’art de la manipulation de soi :
c’est ainsi que l’on apprend des choses nouvelles, que l’on se transforme
soi-même
! Et, comme le disait Brassens, l’âge « ne fait rien à l’affaire ».
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Que l'on peut, aussi, transformer son entreprise : voir
L'école de Palo-Alto. Voir
également
S'apprivoiser au
micro-ordinateur
et S'apprivoiser à un nouveau
logiciel. |