Leçons que procure la chasse aux champignons

8 octobre 2006

Pour poster un commentaire

Dans les Cévennes, et sans doute ailleurs aussi, c’est la saison des champignons. Les forêts sont parcourues par des chercheurs qui marchent à pas lents, le regard vers le sol, un bâton dans une main et dans l’autre un panier ou un sac en plastique.

Celui qui n’a jamais cherché de champignons part plein d’espoir mais ne trouve rien parce qu’il ne voit rien. Vous confondez les cèpes avec les feuilles de châtaignier qui ont la même couleur et jonchent le sol. Après être allé d’une feuille à l’autre, vous rentrez bredouille ou avec quelques girolles, quelques lactaires d’un orangé tellement vif qu’il faudrait être aveugle pour ne pas les voir. Les sacs rebondis des autres chercheurs vous exaspèrent au-delà de toute expression : c’est ainsi du moins que cela s’est passé pour moi.

Puis vous accompagnez des chercheurs expérimentés pour voir comment ils s’y prennent. Comme ils sont patients ! Ils marchent lentement, regardant attentivement d’abord à leurs pieds, puis tout autour par cercles concentriques. Vous les imitez : et voilà que vous trouvez votre premier cèpe.

C’est un grand moment. Le cèpe est là, évident, tout simple. Comme un grand acteur, il a une présence. C’est un des dons que nous fait cette nature, aussi indifférente que féconde, dont on doit savoir trier les fruits pour éviter ceux qui sont nocifs. Ces jours-ci les savoureuses châtaignes tombent en pluie au sol, cascadant de branche en branche. Mais les cèpes, plus rares et plus secrets, sont un don plus précieux.

Vous apprenez à prendre quelques repères. La variété de cèpe qui pousse sous les pins manque de saveur, il ne faut pas chercher là. Sous les sapins, par contre, les cèpes abondent, entourés de toute une populace de mauvais champignons – ou que vous croyez mauvais, mais il ne faut pas prendre de risques – dont les couleurs vont du rouge vif au violet fluorescent en passant par tout un camaïeu de tachetures. On en trouve aussi aux endroits où voisinent des châtaigniers et des pins...

Enfin, après quelques mois et années, votre regard s’éduque. Il balaie le terrain automatiquement, sans que votre volonté n’ait plus à intervenir. Il élimine les feuilles mortes et les cèpes vous sautent aux yeux comme s’ils étaient munis d’un gyrophare ou peu s’en faut. Votre sac se remplit, vous lisez l’envie sur le visage des autres chercheurs.

*     *

La chasse aux champignons est, à l’échelle microscopique de l’individu, une métaphore de l’évolution de l’entreprise. Lorsque celle-ci est confrontée à des possibilités nouvelles (invention scientifique, évolution de la demande) l'organisation résiste d’abord, car son premier souci est de se perpétuer à l’identique. Puis, à partir d’un petit groupe d’experts longtemps réprouvés, la conscience des possibilités nouvelles se fait jour lentement selon un processus psychologique, sociologique et philosophique qu’il est impossible de démêler – de même qu’il est impossible de comprendre comment notre regard s’est accoutumé à repérer les champignons, ou comment nos doigts se sont habitués à la dactylographie. Enfin le comité de direction bascule et l’entreprise s’y met : AT&T se met à la commutation de paquets, IBM se met à produire des services (voir Problèmes de mise en place) etc.

La phase initiale, pendant laquelle on ne voit rien, est pénible et humiliante : on croit que les autres ont un don que l’on ne possède pas. Puis l’œil se forme de lui-même. Comme vous trouvez des champignons, les gens du coin disent que vous avez le don – ce qui, de la part d’un « parisien », les étonne prodigieusement – mais vous savez qu’il n’en est rien : vous avez simplement été patient, méthodique et curieux.

Dans ces trois mots réside tout l’art de la manipulation de soi : c’est ainsi que l’on apprend des choses nouvelles, que l’on se transforme soi-même[1] ! Et, comme le disait Brassens, l’âge « ne fait rien à l’affaire ». 

____________________________________

[1] Que l'on peut, aussi, transformer son entreprise : voir L'école de Palo-Alto. Voir également S'apprivoiser au micro-ordinateur et S'apprivoiser à un nouveau logiciel.

Pour lire un peu plus :
- Apprendre la dactylographie
- L'école de Palo-Alto

- Problèmes de mise en place
- S'apprivoiser au micro-ordinateur
- S'apprivoiser à un nouveau logiciel

www.volle.com/opinion/champignons.htm
© Michel VOLLE, 2006 GNU Free Documentation License