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Complexité et réalité

15 juin 2002

(cf. "Complexité et complication")

« L’essence des mathématiques (…) apparaît comme l’étude des relations entre des objets qui ne sont plus (volontairement) connus et décrits que par quelques-unes de leurs propriétés, celles précisément que l’on met comme axiomes à la base de leur théorie »

(Nicolas Bourbaki, Éléments d’histoire des Mathématiques, Hermann 1969, p. 33)

Quand un conférencier prononce le mot « complexité », un ensemble confus de notions parfois mal assimilées affleure dans l’esprit de l’auditeur : théorie du chaos, théorème de Gödel, principe d’incertitude de Heisenberg, courbes fractales, limites du calcul informatique etc. Chacun de ces éléments, si l’on prend le temps de l’étudier, est clair dans son domaine propre ; c’est leur accumulation qui crée la confusion [Bouveresse]. Nous tenterons de donner ici au mot « complexité » une acception centrale dont le rayonnement éclaire l'ensemble de ces éléments et dissipe la confusion.

La complexité est une propriété essentielle[1] de la réalité, c’est-à-dire du monde de la nature (y compris de la nature humaine et sociale) qui se présente à la perception et à la pensée [Morin et Le Moigne]. Ce monde est concret en ce sens qu’il se présente hic et nunc, son individualité se manifestant dans des particularités de temps et de lieu.

Aucune pensée ne peut rendre compte de l’ensemble des propriétés du monde. Il suffit pour s’en convaincre de considérer un objet concret modeste, comme un stylo ou une tasse de café, et de tenter de décrire ses propriétés. Chacune d’entre elles relève d’un schéma conceptuel (donc abstrait) spécifique : l’expression de la forme géométrique, à la précision de laquelle on ne peut d’ailleurs assigner aucune limite (on peut mesurer au millimètre près, au micron près, au nanomètre près etc.) ; les origines culturelles, économiques ou industrielles de cet objet ; sa composition chimique ; l’origine des matériaux utilisés pour sa fabrication ; la position et les mouvements des molécules, atomes, particules qui le composent[2] ; les conditions de son utilisation etc. Chaque objet concret, aussi modeste soit-il, assure de facto la synthèse d’un nombre indéfini de déterminations abstraites. Il est donc en toute rigueur impensable : c’est exactement ce que transcrit l’adjectif « complexe ». Il en est de même du monde lui-même, ensemble des objets concrets.

Sur chaque objet concret, nous disposons non d’une connaissance complète mais de « vues » dont chacune permet de considérer l'objet à travers une « grille » conceptuelle particulière. Si je ne peux parler d’une mesure précise de ma tasse de café, toute mesure étant grossière par rapport à une autre faite selon un ordre de précision supérieur, je peux dire que la mesure est « exacte » si elle est assez précise pour que je puisse faire sur l’objet un raisonnement exact, c'est-à-dire adéquat à mon action (je peux calculer l’ordre de grandeur de sa densité à partir de mesures approximatives de sa masse et de son volume, inférer de l’examen de sa composition chimique une évaluation qualitative de sa fragilité en cas de choc… ou tout simplement boire mon café).

L’objet étant sujet à un nombre indéfini de déterminations abstraites, il existe un nombre indéfini de « vues » toutes logiquement équivalentes. Cependant certaines d’entre elles seront plus utiles en pratique pour un sujet placé dans une situation particulière, que ce sujet soit individuel ou social : ce sont les vues en relation avec l’action du sujet, à l’articulation entre sa volonté et l’objet considéré comme obstacle ou comme outil. Ces vues-là sont « pertinentes » ainsi que les observations et raisonnements que le sujet peut faire en se servant des catégories selon lesquelles elles découpent l’objet.

1.1   Exemples

Le spectacle d’une rue est a priori complexe, car elle conjugue des déterminations historiques, architecturales, sociologiques, économiques, urbanistiques, physiques, esthétiques etc. Cependant le conducteur d’une automobile considère la rue à travers une grille qui limite son observation à quelques éléments : signalisation, bordures de la voie, obstacles (autres véhicules, piétons) dont il estime le volume, la vitesse, et anticipe les déplacements. Cette représentation fait abstraction de la plupart des aspects de la rue mais elle est pertinente, car adéquate à l’action « conduite de l’automobile ». Le conducteur qui prétendrait avoir de la rue une représentation exhaustive saturerait sa perception de signaux inutiles à la conduite et serait un danger public.

Nous trouvons naturelles les grilles utilisées dans notre vie personnelle ou sociale, dans l’entreprise ou la vie scientifique, et nous qualifions d’« objectives » les observations réalisées selon ces grilles. L’adjectif « naturel » vient toujours sous la plume des personnes qui produisent des classifications. Et pourtant la façon dont la pensée découpe ses concepts évolue avec les besoins et elle est donc, en ce sens, subjective ; en outre le détail des concepts est parfois conventionnel car le critère de pertinence ne suffit pas à les définir entièrement et tolère un flou que le codage ne pourrait admettre :

1) Le code géographique utilisé par une entreprise définit des zones souvent modifiées en fonction des impératifs du marketing et de l’organisation.

2) La classification des métiers et niveaux de formation, très « concrète » pour les personnes dont elle balise la carrière, n’a rien de naturel ([Volle 1], p. 155) : la catégorie des « cadres », qui appartient au langage courant en France, n’existait pas avant les classifications Parodi de 1945.

3) La classification des êtres vivants a évolué de Linné, Jussieu et Darwin à la « cladistique » contemporaine [Lecointre et Le Guyader]. Fondée sur la comparaison génétique, cette dernière a introduit plusieurs bouleversements : le crocodile est plus proche des oiseaux que des lézards ; les dinosaures sont toujours parmi nous ; les termes « poissons », « reptiles » ou « invertébrés » ne sont pas scientifiques.

4) Les représentations de l’économie ont évolué avec les priorités. Les classifications de l’industrie [Guibert, Laganier et Volle] ont pris pour critère au XVIIIème siècle l’origine de la matière première consommée (minérale, végétale, animale) conformément à la théorie économique des physiocrates[3]. Au milieu du XIXème siècle les controverses sur le libre échange ont conduit à un découpage selon l’usage du produit fabriqué. A la fin du XIXème siècle, le critère dominant fut celui des équipements : le souci principal était l’investissement. Depuis la dernière guerre les nomenclatures sont construites de façon à découper le moins possible les entreprises (« critère d’association ») car l’attention se concentre sur les questions d’organisation et de financement.

5) La classification des sciences change elle aussi. Au XVIème siècle il paraissait normal de regrouper les faits selon des liens symboliques : pour décrire un animal le naturaliste évoquait son anatomie, la manière de le capturer, son utilisation allégorique, son mode de génération, son habitat, sa nourriture et la meilleure façon de le mettre en sauce ([Foucault], p. 141). Plus près de nous, il a fallu du temps pour réunir les phénomènes magnétiques et électriques, puis reconnaître la nature électromagnétique de la lumière. Lorsque l’on étudie la propagation des ondes, on regroupe encore des phénomènes très divers : ondes électromagnétiques, ondes sonores, vibration des cordes, vagues à la surface de l’eau.

6) Dans l’entreprise, les classifications des produits, clients, fournisseurs et partenaires, ainsi que la définition des rubriques comptables, évoluent avec les besoins et sont en partie conventionnelles. C’est pourquoi le référentiel de l’entreprise (définition des diverses classifications) est centrifuge : si les tables de codage ne font pas l’objet d’un contrôle attentif il se dégrade en variantes et les données deviennent incohérentes. L’insouciance de la plupart des entreprises en matière d’administration des données résulte d’une erreur de jugement : comme on croit les classifications « naturelles », on ne voit pas à quel point elles sont instables et on sous-estime l’entropie[4] qui mine la qualité du système d’information.

*

*  *

Les grilles à travers lesquels nous percevons le monde nous en donnent une vue sélective et donc incomplète ; il s’agit d’un langage [Saussure]. Il évolue comme tout langage, mais plus ou moins vite selon les domaines : les classifications de la science, de la vie courante changent moins vite que celles qu'utilise l’entreprise. Les évolutions des codages rendant difficile la comparaison de données relatives à des périodes différentes, les séries chronologiques sont généralement inutilisables sur la longue durée.

Ainsi, le cadre conceptuel que nous utilisons – qu’il s’agisse de la vie personnelle, de la vie sociale, de la science ou de l’entreprise – est construit ; il porte comme tout langage la trace de choix en partie intentionnels, en partie conventionnels ou fortuits. Mais cela ne veut pas dire que les faits eux-mêmes soient construits, comme le disent trop vite certains apprentis philosophes. 

En effet si tout cadre conceptuel, même pertinent, reflète le monde de façon partielle, ce reflet n’en est pas moins authentique. L’automobiliste qui arrive à un feu de signalisation utilise une grille qui lui permet d'ignorer les détails de l'architecture des immeubles alentour mais qui lui permet aussi de voir ce feu, donc de l’interpréter et d’agir. Cette grille est adéquate à la conduite et non à d’autres actions. Même si elle ne révèle pas la Vérité du Monde, elle permet au conducteur de savoir si le feu est vert, orange ou rouge. La couleur du feu ne relève plus alors d’une hypothèse mais constitue un fait d'observation perçu selon la grille adéquate à la conduite, fait dont le conducteur peut et doit tirer les conséquences pratiques.

Même si la connaissance exhaustive et précise du monde est une chimère, on peut donc percevoir celui-ci selon des grilles conceptuelles (abstraites) pertinentes en regard des exigences de l’action. Si aucune observation ne peut être exhaustive, elle peut être exacte, c’est-à-dire suffisante pour alimenter un raisonnement exact. Le raisonnement peut par ailleurs souvent se satisfaire d’ordres de grandeur, ce qui détend l’exigence de précision. Même si la réalité n’est pas pensable dans l’absolu, elle est ainsi en pratique pensable pour l’action, pour la technologie[5], pour les instruments que notre volonté utilise afin de vivre dans le monde et d’y graver nos valeurs comme nos ancêtres ont gravé les symboles de leurs mythes sur les parois de leurs grottes.  

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[1] Au sens de « propre à l’essence même ».

[2] Si l’on recherche une précision de l’ordre de l’Angstrœm (10–10 m), la connaissance simultanée des positions et vitesses est bornée par le principe d’incertitude de Heisenberg, fondement de la mécanique quantique.

[3] Cette classification interdit que se forme le concept d’« industrie textile », car elle sépare le coton (d’origine végétale) de la laine (d’origine animale).

[4] La préservation de la qualité du système d’information exige du travail (administration des données, gestion de configuration, rigueur de la définition et de l’utilisation des référentiels etc.). Si ce travail n’est pas fourni, le système d’information se dégrade selon un phénomène d’entropie analogue à celui qui crée le désordre dans un système physique.

[5] Au sens étymologique de « savoir faire ».